Chronique Date : 14 mars 2001 par Olivier Cathus

La tradition autarcique comme utopie

Kirinyaga, une utopie africaine



Kirinyaga, une utopie africaine
de Mike Resnick, Folio SF, 2000
(réédition*)

Avec son recueil Kirinyaga, qui retrace la vie d'une utopie kikuyu (originaire du Kenya) revenue au mode de vie traditionnel, en 2130 et quelques, le romancier américain Mike Resnick s'interroge sur la (in)capacité d'une tradition à envisager le changement. C'est par le biais de la science-fiction qu'il pose la question : le propre d'une tradition est-elle d'être figée ?
En l'an 2123, une communauté kikuyu choisit de recréer le cadre de vie traditionnel sur un planétoïde terraformé. Les membres de la communauté ont signé une charte et quittent un Kenya qu'ils jugent sans âme et où ils regrettent d'être devenus de simples "Européens noirs". Les échanges avec le reste du monde sont réduits à leur plus simple expression. Un "refuge" isolé permet aux éventuels dissidents de rejoindre une navette pour la Terre s'ils désirent quitter l'utopie. Et l'ordinateur de Koriba, fondateur de l'utopie, intellectuel formé dans les meilleures universités anglaises et américaines, sorcier et gardien de l'orthodoxie kikuyu, permet à ce dernier de commander de légères variations d'orbite afin de bénéficier (ou s'en priver) de pluies quand cela est nécessaire.
En dix nouvelles (bardées de récompenses et autres prix littéraires), Mike Resnick retrace 15 ans de la vie de la communauté kikuyu. Le narrateur n'est autre que Koriba, le mundumugu, le sorcier garant des traditions.
Une des réussites du projet réside justement dans le choix de ce narrateur particulier, tout sauf neutre. Cela fait d'ailleurs partie des contraintes de départ qu'avait Resnick : le narrateur doit appartenir à la communauté et croire en son utopie. Car, à l'origine, Resnick ne devait écrire qu'une seule nouvelle, destinée à un recueil collectif à thème, Eutopia. C'est de ce projet d'Orson Scott Card que viennent les idées de planétoïdes terraformés habités par des communautés utopiques, de lien avec l'Administration via le Refuge (qui permet d'éviter toute dérive totalitaire)…
Chaque nouvelle soulève un problème que Koriba doit résoudre en accord avec les traditions kikuyus, et en refusant tout apport extérieur afin d'éviter d'en faire un Kenya bis. Ce n'est pas sans lui poser des cas de conscience, tout inflexible qu'il soit. Koriba est ainsi confronté à une tentative d'ingérence de l'Administration (parce qu'il voulait tuer un nouveau né porteur de démon), la volonté d'apprendre à lire d'une petite fille, la tentative de prise de pouvoir par un Masaï, guerrier venu les aider à chasser les hyènes (les Kikuyus ne sont pas une ethnie de chasseurs), le conflit avec Ndemi, son jeune aide, destiné à lui succéder et qu'il forme au gré des épisodes, les difficultés d'adaptation de nouveaux membres (dont une Afro-américaine pourtant motivée), l'ennui et le suicide de quelques jeunes dans un monde où tout est si prévisible, etc., enfin et surtout, à l'apparition d'idées nouvelles au sein même de la communauté kikuyu.
Koriba voit son autorité, au début incontestable et redoutée, petit à petit mise à mal. Il veut préserver le monde de Ngai, leur Dieu, tel qu'il aurait dû toujours rester. Pour cela, lui le lettré n'hésite pas à pratiquer l'obscurantisme le plus sévère, interdisant à quiconque autre que lui, l'accès aux faits historiques (qui ne sont pas aussi tout blanc-tout noir qu'il le prétend…). Et la question qui finalement ébranle l'utopie et condamne son pouvoir vient de l'intérieur même de la communauté kikuyu. Car, même en vase clos, l'humain a parfois une idée neuve. Une idée neuve, et donc les changements dont elle est porteuse, a-t-elle sa place dans la tradition ? Et si l'on a choisi l'autarcie kikuyu, l'utopie est-elle possible sachant que la notion même d'utopie est européenne ?
Ce sont toutes ces questions que posent Mike Resnick dans Kirinyaga. On pourra trouver qu'il grossit le trait, que la tradition n'est pas si rigide. D'ailleurs sa communauté est peut-être plus sage que son mundumugu : "on peut diriger le changement mais on ne peut pas l'empêcher" lui dit un de ses détracteurs. Cette science-fiction a déjà le mérite d'ébaucher une réflexion sur ce sujet. Et c'est tant mieux si cela incite les lecteurs à ensuite se lancer dans des lectures plus théoriques…


* Kirinyaga a été publié dans la collection Présences, aux Editions Denoël, 1998

 
mise à jour : 07/11/01
www.gredin.com
Contact :