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Quand
il sagissait de trouver un futur au rock, lon avait bien des
noms comme ceux de Beck, Muse ou Korn qui nous venait à lesprit,
mais pas un son précis en tête. Avec cet album, Radiohead
sauve non seulement le rock qui en avait besoin, mais plus encore redonne
une seconde jeunesse aux musiques électroniques et à lutilisation
de la fusion comme principale ingrédient de la mixture sonore.
Radiohead prend définitivement la tête du championnat des
groupes de rock les plus intéressant de la planète et ne
sera pas rejoint de sitôt. Pourtant un paradoxe important surgit
à lécoute de cet album : cest en remettant sur
le devant de la scène des valeurs modernes que le groupe donne
à la musique postmoderne un de ses jalons les plus importants.
Tout dabord Radiohead rompt avec lidée maîtresse
évoquée par Ian Mac Cullough et qui a présidé
à la naissance de tant de chefs duvres du rock. Si
pour lui : "un groupe est comme une famille, il lui faut un père
", Radiohead a au contraire, délibérément pris
le parti de tuer le père, même symbolique et a choisi de
défigurer limage tutélaire du groupe et de son leader,
Thom Yorke, pour imposer un nouvel ordre de marche, complètement
démocratique. En quelque sorte, kid A est la première
tentative réussie de mettre à mal, la célèbre
phrase de Kim Gordon, faisant du rock, le lieu où les gens payent
pour voir dautres croire en eux. Avec ce disque, Radiohead inverse
le paradigme et montre que le public a raison de croire en eux et que
cest plutôt le groupe qui croie en son public, en sa fidélité
et sa capacité à évoluer (les chiffres de vente lui
donnent raison sur ce point, pour un disque non commercial, Kid A est
un vrai succès majeur). Sinsurgeant contre le fait quun
groupe puisse produire une musique dépourvue dimpact, de
par la simple reproduction dun message prévisible et attendu,
un disque de plus dans une discographie, Radiohead a chamboulé
les règles et pratiqué comme les situationnistes le préconisaient,
un vrai disque inversé. Le futile devient majeur, le son lemporte
sur les chansons, les atouts deviennent des pièges et doivent être
contournés. Comme Mitterand, Radiohead sappuie sur les obstacles
au lieu de les contourner et retourne le contrat de confiance, cest
au groupe et non au public de reverser le potlatch car cest lui
qui tient les rênes. Le groupe, pour une fois doit être à
la hauteur de son public et non linverse.
Radiohead brouille les symboles et casse sa marque de fabrique. Dentrée
ce qui frappe, à lécoute de ce disque, est que la
voix du chanteur est reléguée au second plan : soit elle
est absente comme sur un instrumental, soit maltraitée par un traitement
sonore qui la défigure. Radiohead utilise le vocoder, le flanger
et le phaser sur la voix comme si, à limage du john Lennon
dantan, yorke ne pouvait supporter son chant quà travers
la filtre de la technologie. La voix se fait inaudible, à peine
perceptible, qui rend lécoute et le déchiffrage des
textes (absents sur le livret) difficile. Pourtant la voix de Thom Yorke
demeure bouleversante de bout en bout, dautant plus quil faut
faire un effort pour lentendre et la deviner.
Radiohead sest imposée une devise, pour mieux survivre, repris
comme lun des titres phares de lalbum : disparaître
complètement, pour, comme le phénix, mieux renaître
de ses cendres. Radiohead a donc procédé à un remaniement
complet des taches dans le groupe et abandonné toute idée
dego individuel, pour ne privilégier quune seule et
même idée-force, celle du groupe, de sa musique et de son
avenir.
Chacun joue, comme on a pu le voir, lors du passage du groupe à
lémission Nulle Part Ailleurs, dun instrument qui nest
pas le sien ou sabsente de son rôle instrumental dévolu
habituellement, voire même sefface définitivement.
Pour un groupe à trois guitares, quil ny ait pas une
seule corde pincée, au cours des trois premiers morceaux, est une
gageure réussie, qui semble pourtant irréalisable à
tous ceux qui ont participé à une aventure musicale de groupe.
Radiohead se passe de père, de repères et dégo
et impose dentrée une logique implacable déroutante
à lécoute : nous ne sommes pas ceux que vous croyez
que nous sommes. Nous sommes beaucoup plus. Radiohead nest pas un
gimmick, ni réductible à un son, un titre (creep) ou une
image. Radiohead opère par une remise en question permanente de
chacun de ses membres, ce qui suscite le retour dune autre valeur
moderne : le travail. A limage de Björk, dont nous sommes ici
très proche, dans la démarche et le son, qui lutte contre
la fainéantise musicale et fustige la paresse de ses collègues
musiciens, Radiohead a dû travailler très fort et dur pour
cet album.
Un travail sensible au niveau du son, des arrangements et surtout par
la méthode choisie. Une remise en question individuelle et collective,
éprouvante pour les nerfs mais au final, propice à la marche
en avant et à lévolution musicale du groupe. Chacun
des musiciens, lon peut bien parler ici de Musiciens, a modifié
son approche de linstrument, voire appris à déjouer
de son instrument. Une démarche évidente à lécoute
dans lutilisation volontaire tout dabord de la cassure, puis
de la souillure.
Cassure, à la fois mentale, proche de la folie, comme toujours
chez Yorke, au bord de létouffement ou de la crise de nerf
mais aussi physique et sonore. Les morceaux sont cassés, tordus.
Déchiré, lordre logique et typique à la pop,
du ab-ab-c-ab. Froissées, les partitions lisses et mélodiques.
Radiohead joue de la dissonance et a puisé dans sa discothèque
une source nouvelle dinspiration, en mélangeant Aphex Twin
à Björk et Pink Floyd à Charles Mingus. Mingus, présent
en filigrane dans la disharmonie des cuivres de "how to disappear
completely " et dans la démarche globale et politique de lalbum
: celle de lérection dun picanthétropus érectus
égal aux autres, quel que soit sa classe ou sa condition. Là
aussi, la démarche de Radiohead est moderne, en réinventant
un groupe proche de son public, débarrassé de ses oripeaux
de stars. A lheure des boys band et du triomphe des gravures de
mode du rnb, il est plutôt réjouissant de voir
simposer un groupe à visage humain, même adepte de
la virtualité et de la déformation physique. Radiohead remet
au goût du jour une phrase de Greil Marcus dans Lipstick Traces
quant à la magie pop : "cette magie pop qui a le pouvoir de
connecter certains faits de société avec certains sons et
de créer ainsi dirrésistibles symboles de transformation
de la réalité sociale". Radiohead se révèle
proche du punk et de lesprit des pionniers qui avaient découvert
que lon pouvait chanter autre chose que des chansons damour
en démontrant que linstrumentation classique nest pas
une fin en soi et que lélectronique peut faire bon ménage
avec lacoustique. Punk, Kid A, lest surtout dans lesprit
de partage et dhumanité quil dégage, par léclatement
des principes de la division sociale du travail et lirréductibilité
des musiciens à leur instrument. Il a toujours été
préconisé, ce qui avait été perdu, dapprendre
le maximum individuellement pour accroître lefficacité
groupale.
Souillure enfin, car Radiohead impose une esthétique de la saleté,
de lincomplétude et de linachevé. La force de
cet album tient aussi dans le fait que cest à lauditeur
de choisir ses fins. Pas besoin de touche random, lalbum pratique
déjà, laléatoire et le désordre. Les
structures des morceaux flottent dans lespace et rejoignent en cela,
la durée en moins, celles du Pink Floyd à son faîte
créatif, de la fin des années soixante au milieu des années
70.
Planant, Kid A, lest assurément et lalbum sent la drogue,
du moins la bonne, celle qui inspire et qui semble être ici, linspiration
humaine et terrestre. Radiohead multiplie les pistes à tous les
sens du terme, car lalbum hésite entre techno, rock, électronique
pure presque new age, linstrumental semble enregistré sous
leau avec des baleines et des dauphins, jazz et avant garde tout
en composant une toile délibérée rock. Cette mosaïque
ne confine pas lalbum à un style et au contraire enrichi
chacun des territoires explorés. Kid A nen est pas pour autant
moins rock, délesté de guitares, de basses ou de batteries
car au lieu de le trahir, il en élargit le spectre et la couleur
sonore en se teintant de theremin, dondes Martenot, de samplers,
de synthés daujourdhui ou anciens comme les korg, les
moogs et les clavinets ou deffets multiples, notamment le flanger.
Lalbum souvre sur un morceau simple et limpide, " Everything
in its right place " qui rompt en dépit de son titre,
avec le passé du groupe, puisque le morceau se passe de guitares
et de batterie, juste des voix, des claviers et une légère
grosse caisse. Dès lors le message est clair et redonne au chaos,
à laléatoire, au désordre son rôle dordonnateur
cosmique. Suit, "Kid A ", toujours sans guitares et voix déformée
à outrance au vocoder, fondé sur une structure mélodique
et rythmique simple, où la caisse-claire prédomine et la
basse retrouve son rôle premier dappui rythmique. Les claviers
se contentent de donner une couleur et une illustration sonore. Après
le morceau mingusien, vu précédemment, Radiohead retrouve
des couleurs habituelles avec une superbe ballade éthérée
et longue dont ils ont le secret, où la voix de Yorke fait des
merveilles démotion. Quelques guitares folk et des nappes
de synthés servent de toile de fond à ce morceau déchirant,
lun des morceaux de bravoure de lalbum. Lalbum se poursuit
avec linstrumental planant "treefingers ", beau mais sans
plus.
Vient ensuite, "Optimistic " qui porte bien son nom, tant il
symbolise le futur du groupe qui sannonce radieux avec une musique
dune telle qualité. Yorke chante "i do the best i can
" et le prouve dans ce grand morceau radioheadien en diable. Guitare
et rythmique légère et grave en même temps, où
la basse se fait mélodique dans le refrain. Un morceau toute en
montée progressive et en tension retenue. Enchaîné
à "in limbo " où guitares arpégées
répondent aux claviers syncopés. La voix se fond dans le
décor. Sur ce morceau, le jeu de cymbales et de toms du batteur
est particulièrement admirable.
Avec "idioteque ", le nouveau Radiohead simpose, tout
électronique simpose et réussit là où
new order a souvent échoué. Avec une voix, des claviers
et une rythmique synthétique et robotique, radiohead arrive à
donner une âme, aux vieux synthés monophoniques et toms électroniques
dantan : un chef duvre. "Morning Bell " coule
de la même eau, en moins robotique et en plus aérien. Toujours
sans guitares, Radiohead impose une mélodie superbe, que seuls
les claviers et notamment le Fender Rhodes, peuvent donner avec ce registre
si particulier et mystérieux à la fois. Radiohead retrouve
un peu de la magie fender des vieux Miles Davis qui en sont habités
"Bitches brew " ou "In a silent way ".
Radiohead conclut magnifiquement lalbum, avec "Motion Picture
soundtrack " très Tom Waits et son orgue à soufflet.
Une mélodie très simple ponctuée deffet de
Harpes. Lon est également ici, proche de Björk et de
lunivers de Disney, avec les voix de sirènes en contrepoint.
Un grand disque et lon annonce déjà un suivant pour
la rentrée 2001. Quelle chance !
Bertrand
RICARD
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