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Radiohead : Kid A

Premier de la classe

Bertrand Ricard


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Quand il s’agissait de trouver un futur au rock, l’on avait bien des noms comme ceux de Beck, Muse ou Korn qui nous venait à l’esprit, mais pas un son précis en tête. Avec cet album, Radiohead sauve non seulement le rock qui en avait besoin, mais plus encore redonne une seconde jeunesse aux musiques électroniques et à l’utilisation de la fusion comme principale ingrédient de la mixture sonore.


Radiohead prend définitivement la tête du championnat des groupes de rock les plus intéressant de la planète et ne sera pas rejoint de sitôt. Pourtant un paradoxe important surgit à l’écoute de cet album : c’est en remettant sur le devant de la scène des valeurs modernes que le groupe donne à la musique postmoderne un de ses jalons les plus importants.
Tout d’abord Radiohead rompt avec l’idée maîtresse évoquée par Ian Mac Cullough et qui a présidé à la naissance de tant de chefs d’œuvres du rock. Si pour lui : "un groupe est comme une famille, il lui faut un père ", Radiohead a au contraire, délibérément pris le parti de tuer le père, même symbolique et a choisi de défigurer l’image tutélaire du groupe et de son leader, Thom Yorke, pour imposer un nouvel ordre de marche, complètement démocratique. En quelque sorte, kid A est la première tentative réussie de mettre à mal, la célèbre phrase de Kim Gordon, faisant du rock, le lieu où les gens payent pour voir d’autres croire en eux. Avec ce disque, Radiohead inverse le paradigme et montre que le public a raison de croire en eux et que c’est plutôt le groupe qui croie en son public, en sa fidélité et sa capacité à évoluer (les chiffres de vente lui donnent raison sur ce point, pour un disque non commercial, Kid A est un vrai succès majeur). S’insurgeant contre le fait qu’un groupe puisse produire une musique dépourvue d’impact, de par la simple reproduction d’un message prévisible et attendu, un disque de plus dans une discographie, Radiohead a chamboulé les règles et pratiqué comme les situationnistes le préconisaient, un vrai disque inversé. Le futile devient majeur, le son l’emporte sur les chansons, les atouts deviennent des pièges et doivent être contournés. Comme Mitterand, Radiohead s’appuie sur les obstacles au lieu de les contourner et retourne le contrat de confiance, c’est au groupe et non au public de reverser le potlatch car c’est lui qui tient les rênes. Le groupe, pour une fois doit être à la hauteur de son public et non l’inverse.
Radiohead brouille les symboles et casse sa marque de fabrique. D’entrée ce qui frappe, à l’écoute de ce disque, est que la voix du chanteur est reléguée au second plan : soit elle est absente comme sur un instrumental, soit maltraitée par un traitement sonore qui la défigure. Radiohead utilise le vocoder, le flanger et le phaser sur la voix comme si, à l’image du john Lennon d’antan, yorke ne pouvait supporter son chant qu’à travers la filtre de la technologie. La voix se fait inaudible, à peine perceptible, qui rend l’écoute et le déchiffrage des textes (absents sur le livret) difficile. Pourtant la voix de Thom Yorke demeure bouleversante de bout en bout, d’autant plus qu’il faut faire un effort pour l’entendre et la deviner.
Radiohead s’est imposée une devise, pour mieux survivre, repris comme l’un des titres phares de l’album : disparaître complètement, pour, comme le phénix, mieux renaître de ses cendres. Radiohead a donc procédé à un remaniement complet des taches dans le groupe et abandonné toute idée d’ego individuel, pour ne privilégier qu’une seule et même idée-force, celle du groupe, de sa musique et de son avenir.
Chacun joue, comme on a pu le voir, lors du passage du groupe à l’émission Nulle Part Ailleurs, d’un instrument qui n’est pas le sien ou s’absente de son rôle instrumental dévolu habituellement, voire même s’efface définitivement. Pour un groupe à trois guitares, qu’il n’y ait pas une seule corde pincée, au cours des trois premiers morceaux, est une gageure réussie, qui semble pourtant irréalisable à tous ceux qui ont participé à une aventure musicale de groupe.
Radiohead se passe de père, de repères et d’égo et impose d’entrée une logique implacable déroutante à l’écoute : nous ne sommes pas ceux que vous croyez que nous sommes. Nous sommes beaucoup plus. Radiohead n’est pas un gimmick, ni réductible à un son, un titre (creep) ou une image. Radiohead opère par une remise en question permanente de chacun de ses membres, ce qui suscite le retour d’une autre valeur moderne : le travail. A l’image de Björk, dont nous sommes ici très proche, dans la démarche et le son, qui lutte contre la fainéantise musicale et fustige la paresse de ses collègues musiciens, Radiohead a dû travailler très fort et dur pour cet album.
Un travail sensible au niveau du son, des arrangements et surtout par la méthode choisie. Une remise en question individuelle et collective, éprouvante pour les nerfs mais au final, propice à la marche en avant et à l’évolution musicale du groupe. Chacun des musiciens, l’on peut bien parler ici de Musiciens, a modifié son approche de l’instrument, voire appris à déjouer de son instrument. Une démarche évidente à l’écoute dans l’utilisation volontaire tout d’abord de la cassure, puis de la souillure.
Cassure, à la fois mentale, proche de la folie, comme toujours chez Yorke, au bord de l’étouffement ou de la crise de nerf mais aussi physique et sonore. Les morceaux sont cassés, tordus. Déchiré, l’ordre logique et typique à la pop, du ab-ab-c-ab. Froissées, les partitions lisses et mélodiques. Radiohead joue de la dissonance et a puisé dans sa discothèque une source nouvelle d’inspiration, en mélangeant Aphex Twin à Björk et Pink Floyd à Charles Mingus. Mingus, présent en filigrane dans la disharmonie des cuivres de "how to disappear completely " et dans la démarche globale et politique de l’album : celle de l’érection d’un picanthétropus érectus égal aux autres, quel que soit sa classe ou sa condition. Là aussi, la démarche de Radiohead est moderne, en réinventant un groupe proche de son public, débarrassé de ses oripeaux de stars. A l’heure des boys band et du triomphe des gravures de mode du r’n’b, il est plutôt réjouissant de voir s’imposer un groupe à visage humain, même adepte de la virtualité et de la déformation physique. Radiohead remet au goût du jour une phrase de Greil Marcus dans Lipstick Traces quant à la magie pop : "cette magie pop qui a le pouvoir de connecter certains faits de société avec certains sons et de créer ainsi d’irrésistibles symboles de transformation de la réalité sociale". Radiohead se révèle proche du punk et de l’esprit des pionniers qui avaient découvert que l’on pouvait chanter autre chose que des chansons d’amour en démontrant que l’instrumentation classique n’est pas une fin en soi et que l’électronique peut faire bon ménage avec l’acoustique. Punk, Kid A, l’est surtout dans l’esprit de partage et d’humanité qu’il dégage, par l’éclatement des principes de la division sociale du travail et l’irréductibilité des musiciens à leur instrument. Il a toujours été préconisé, ce qui avait été perdu, d’apprendre le maximum individuellement pour accroître l’efficacité groupale.
Souillure enfin, car Radiohead impose une esthétique de la saleté, de l’incomplétude et de l’inachevé. La force de cet album tient aussi dans le fait que c’est à l’auditeur de choisir ses fins. Pas besoin de touche random, l’album pratique déjà, l’aléatoire et le désordre. Les structures des morceaux flottent dans l’espace et rejoignent en cela, la durée en moins, celles du Pink Floyd à son faîte créatif, de la fin des années soixante au milieu des années 70.
Planant, Kid A, l’est assurément et l’album sent la drogue, du moins la bonne, celle qui inspire et qui semble être ici, l’inspiration humaine et terrestre. Radiohead multiplie les pistes à tous les sens du terme, car l’album hésite entre techno, rock, électronique pure presque new age, l’instrumental semble enregistré sous l’eau avec des baleines et des dauphins, jazz et avant garde tout en composant une toile délibérée rock. Cette mosaïque ne confine pas l’album à un style et au contraire enrichi chacun des territoires explorés. Kid A n’en est pas pour autant moins rock, délesté de guitares, de basses ou de batteries car au lieu de le trahir, il en élargit le spectre et la couleur sonore en se teintant de theremin, d’ondes Martenot, de samplers, de synthés d’aujourd’hui ou anciens comme les korg, les moogs et les clavinets ou d’effets multiples, notamment le flanger.
L’album s’ouvre sur un morceau simple et limpide, " Everything in it’s right place " qui rompt en dépit de son titre, avec le passé du groupe, puisque le morceau se passe de guitares et de batterie, juste des voix, des claviers et une légère grosse caisse. Dès lors le message est clair et redonne au chaos, à l’aléatoire, au désordre son rôle d’ordonnateur cosmique. Suit, "Kid A ", toujours sans guitares et voix déformée à outrance au vocoder, fondé sur une structure mélodique et rythmique simple, où la caisse-claire prédomine et la basse retrouve son rôle premier d’appui rythmique. Les claviers se contentent de donner une couleur et une illustration sonore. Après le morceau mingusien, vu précédemment, Radiohead retrouve des couleurs habituelles avec une superbe ballade éthérée et longue dont ils ont le secret, où la voix de Yorke fait des merveilles d’émotion. Quelques guitares folk et des nappes de synthés servent de toile de fond à ce morceau déchirant, l’un des morceaux de bravoure de l’album. L’album se poursuit avec l’instrumental planant "treefingers ", beau mais sans plus.
Vient ensuite, "Optimistic " qui porte bien son nom, tant il symbolise le futur du groupe qui s’annonce radieux avec une musique d’une telle qualité. Yorke chante "i do the best i can " et le prouve dans ce grand morceau radioheadien en diable. Guitare et rythmique légère et grave en même temps, où la basse se fait mélodique dans le refrain. Un morceau toute en montée progressive et en tension retenue. Enchaîné à "in limbo " où guitares arpégées répondent aux claviers syncopés. La voix se fond dans le décor. Sur ce morceau, le jeu de cymbales et de toms du batteur est particulièrement admirable.
Avec "idioteque ", le nouveau Radiohead s’impose, tout électronique s’impose et réussit là où new order a souvent échoué. Avec une voix, des claviers et une rythmique synthétique et robotique, radiohead arrive à donner une âme, aux vieux synthés monophoniques et toms électroniques d’antan : un chef d’œuvre. "Morning Bell " coule de la même eau, en moins robotique et en plus aérien. Toujours sans guitares, Radiohead impose une mélodie superbe, que seuls les claviers et notamment le Fender Rhodes, peuvent donner avec ce registre si particulier et mystérieux à la fois. Radiohead retrouve un peu de la magie fender des vieux Miles Davis qui en sont habités "Bitches brew " ou "In a silent way ".
Radiohead conclut magnifiquement l’album, avec "Motion Picture soundtrack " très Tom Waits et son orgue à soufflet. Une mélodie très simple ponctuée d’effet de Harpes. L’on est également ici, proche de Björk et de l’univers de Disney, avec les voix de sirènes en contrepoint. Un grand disque et l’on annonce déjà un suivant pour la rentrée 2001. Quelle chance !

Bertrand RICARD