Passage
à tablas
Oriental mix (2ème volet)

Le
monde marche à l'envers quand abondent les compils de buddha-bars
branchés, avec DJ-résident surfant sur la vague
ethno-électro, que l'on achète sur le nom du lieu
plutôt quecelui des artistes y figurant ! Ultime avatar
du DJ-grenouille voulant se faire plus grosse que le buf
(a.k.a. jam-session), alors qu'il n'est que la grenouille-baromètre
qui indique la tendance et le design sonore de son époque,
loriental mix. Question : du bar lounge où il fait
bon être avachi chic au canapé du salon, le bobo
devient-il bobeauf' ?
Si ces musiques indo-électros se glissent dans lintervalle
du snob, c'est bien parce qu'il existe derrière une vraie
scène musicale et une très abondante production
discographique. À tel point que pour dégager du
lot les artistes réellement créatifs, un sérieux
tri simpose : superficialité de DJs en vogue, faiblesse
de productions world, Realworld en tête, qui après
sêtre pris les pieds dans ses nappes de synthés
dans les années 80, essaie vainement de gonfler par implants
de breakbeats un son qui demeure désespérément
" fesses plates ", vétérans sur le retour
comme Bally Sagoo dont le lourd Bollywood Flashback
II (M10) a pris rides et gras
Pour trier, filons sur laxe Londres-Bombay, après
avoir laissé le Maghreb (de notre 1er volet " World
Wide Bled ") en empruntant le pont quont tendu les
deux fers de lance de cette génération, Talvin Singh
et Nitin Sawhney. Le 1er a produit les Musiciens de Jajouka de
Bachir Attar, greffant sa patte sur ces rythmiques ancestrales
marocaines, en alternance avec des plages trad'. Nitin Sawhney,
lui, vient de produire le tiers réussi du nouveau Cheb
Mami et l'invite en retour sur son album Prophecy, pour
un titre où l'influence commune du flamenco fait lien.
Si au début des années 90, Singh et Sawhney forment
ensemble le Tihai Trio, leur musique a depuis pris des voies différentes.
Talvin Singh s'attache à explorer les mélanges de
musiques indiennes et de sons électroniques sur fond de
rythmiques drum'n bass, avec une égale virtuosité
dans les 2 domaines, tandis que Nitin Sawhney uvre à
une hybridation plus large.
Après Ok, Ha (Island) confirme que
Talvin Singh, s'il déclare avec quelque arrogance
réaliser la synthèse de l'Orient et de l'Occident,
du passé et du futur, demeure concentré sur les
rythmes où ses tablas se mêlent aux percussions électroniques.
Après "The World is sound" de Ok, "The
Beat goes on" résume cette fois-ci le thème
de Ha. Le très réussi Signs
(Outcaste/PIAS) de Badmarsh & Shri s'inscrit dans la
même veine, tablas et breakbeats confrontés, et ajoute
la question essentielle : "Do you know where you're drumming
from ?". Où (en) sommes-nous entre les racines accommodées,
l'influence même simplement mythique du bled, et la culture
urbaine d'aujourd'hui sur son socle de mondialité ? Plus
trivialement world music ou ethno-techno ? Pour ces albums-ci,
cest dans les bacs de musiques électroniques quil
faut chercher.
Quelle rôle joue la tradition dans ces musiques ? Alors
que sur un ton solennel, Rizwan et Muazzam Ali Khan, neveux
du grand Nusrat Fateh, me déclaraient voici quelques mois
: "on ne mélange pas le qawwali avec de la musique
moderne. La tradition ne change pas. Si nous collaborons avec
dautres musiciens, ce sont des performances solo, pas du
qawwali", pourquoi leur nouvel album "moderne"
Peoples colony N°1 (Realworld) est-il
crédité à Rizwan & Muazzam Qawwali /
Temple of Sound ? Belle incohérence. Même chez ces
gardiens du temple, tombés dans la marmite à la
naissance, on est dans le flou. Par contre, la charmante Susheela
Raman, si elle a étudié le chant carnatique,
précise que son agréable Salt Rain
(Virgin) est né dune réelle collaboration
entre des musiciens de cultures différentes. Ce nest
pas une superposition (a posteriori ou non) de boum boums sur
des couleurs ethniques. Ceux-là, cest au rayon world
quils sont rangés !
Côté
racines, plus influentes encore que la musique classique traditionnelle,
comment oublier les musiques de films de Bombay-Bollywood. Symbole
de la génération actuelle élevée en
Grande-Bretagne, le label Outcaste, outre ses artistes
novateurs (Nitin Sawhney, Badmarsh & Shri, entre autres
)
à retrouver sur The First Five Years (PIAS),
publie des compilations de beats " bollywoodiens " pour
faire connaître ce riche patrimoine. La présence
dorchestres de cordes sur de nombreuses productions témoigne
également de cette influence des musiques de Bollywood
(même Björk a enregistré avec les Bombay Strings).
Pour finir, le magnifique Prophecy(V2) de Nitin
Sawhney. Ici, on sapproche déjà de la
vision prospective de David Toop, dans son passionnant essai Ocean
of Sound (Ed. Kargo) : "la musique du futur hybridera quasi
certainement les hybrides à tel point que lidée
même de source identifiable deviendra un anachronisme".
Certes, les racines indiennes sont encore identifiables mais elles
se fondent par une écriture pop dans un format plus "accessible".
Sawhney, comme par exemple Massive Attack, a su développer
un son riche en même temps quun sens de lespace
laissant toute leur place aux voix. La qualité et la variété
de ces voix est dailleurs un des charmes de lalbum
: une chorale denfants sud-africaine, Cheb Mami donc, Eska
Mtungwazi, Natacha Atlas, Terry Callier, la brésilienne
Nina Miranda, des résonnances du chant éthéré
du label 4AD, etc. La pop du monde, que Sawhney préfère
appeler "Universal blues", connaît un sacré
passage à tablas.
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