Chronique Date : 7 août 2001 par Olivier Cathus

Passage à tablas
Oriental mix (2ème volet)

Le monde marche à l'envers quand abondent les compils de buddha-bars branchés, avec DJ-résident surfant sur la vague ethno-électro, que l'on achète sur le nom du lieu plutôt quecelui des artistes y figurant ! Ultime avatar du DJ-grenouille voulant se faire plus grosse que le bœuf (a.k.a. jam-session), alors qu'il n'est que la grenouille-baromètre qui indique la tendance et le design sonore de son époque, l’oriental mix. Question : du bar lounge où il fait bon être avachi chic au canapé du salon, le bobo devient-il bobeauf' ?
Si ces musiques indo-électros se glissent dans l’intervalle du snob, c'est bien parce qu'il existe derrière une vraie scène musicale et une très abondante production discographique. À tel point que pour dégager du lot les artistes réellement créatifs, un sérieux tri s’impose : superficialité de DJs en vogue, faiblesse de productions world, Realworld en tête, qui après s’être pris les pieds dans ses nappes de synthés dans les années 80, essaie vainement de gonfler par implants de breakbeats un son qui demeure désespérément " fesses plates ", vétérans sur le retour comme Bally Sagoo dont le lourd Bollywood Flashback II (M10) a pris rides et gras…


Pour trier, filons sur l’axe Londres-Bombay, après avoir laissé le Maghreb (de notre 1er volet " World Wide Bled ") en empruntant le pont qu’ont tendu les deux fers de lance de cette génération, Talvin Singh et Nitin Sawhney. Le 1er a produit les Musiciens de Jajouka de Bachir Attar, greffant sa patte sur ces rythmiques ancestrales marocaines, en alternance avec des plages trad'. Nitin Sawhney, lui, vient de produire le tiers réussi du nouveau Cheb Mami et l'invite en retour sur son album Prophecy, pour un titre où l'influence commune du flamenco fait lien.
Si au début des années 90, Singh et Sawhney forment ensemble le Tihai Trio, leur musique a depuis pris des voies différentes. Talvin Singh s'attache à explorer les mélanges de musiques indiennes et de sons électroniques sur fond de rythmiques drum'n bass, avec une égale virtuosité dans les 2 domaines, tandis que Nitin Sawhney œuvre à une hybridation plus large.
Après Ok, Ha (Island) confirme que Talvin Singh, s'il déclare avec quelque arrogance réaliser la synthèse de l'Orient et de l'Occident, du passé et du futur, demeure concentré sur les rythmes où ses tablas se mêlent aux percussions électroniques. Après "The World is sound" de Ok, "The Beat goes on" résume cette fois-ci le thème de Ha. Le très réussi Signs (Outcaste/PIAS) de Badmarsh & Shri s'inscrit dans la même veine, tablas et breakbeats confrontés, et ajoute la question essentielle : "Do you know where you're drumming from ?". Où (en) sommes-nous entre les racines accommodées, l'influence même simplement mythique du bled, et la culture urbaine d'aujourd'hui sur son socle de mondialité ? Plus trivialement world music ou ethno-techno ? Pour ces albums-ci, c’est dans les bacs de musiques électroniques qu’il faut chercher.


Quelle rôle joue la tradition dans ces musiques ? Alors que sur un ton solennel, Rizwan et Muazzam Ali Khan, neveux du grand Nusrat Fateh, me déclaraient voici quelques mois : "on ne mélange pas le qawwali avec de la musique moderne. La tradition ne change pas. Si nous collaborons avec d’autres musiciens, ce sont des performances solo, pas du qawwali", pourquoi leur nouvel album "moderne" People’s colony N°1 (Realworld) est-il crédité à Rizwan & Muazzam Qawwali / Temple of Sound ? Belle incohérence. Même chez ces gardiens du temple, tombés dans la marmite à la naissance, on est dans le flou. Par contre, la charmante Susheela Raman, si elle a étudié le chant carnatique, précise que son agréable Salt Rain (Virgin) est né d’une réelle collaboration entre des musiciens de cultures différentes. Ce n’est pas une superposition (a posteriori ou non) de boum boums sur des couleurs ethniques. Ceux-là, c’est au rayon world qu’ils sont rangés !


Côté racines, plus influentes encore que la musique classique traditionnelle, comment oublier les musiques de films de Bombay-Bollywood. Symbole de la génération actuelle élevée en Grande-Bretagne, le label Outcaste, outre ses artistes novateurs (Nitin Sawhney, Badmarsh & Shri, entre autres…) à retrouver sur The First Five Years (PIAS), publie des compilations de beats " bollywoodiens " pour faire connaître ce riche patrimoine. La présence d’orchestres de cordes sur de nombreuses productions témoigne également de cette influence des musiques de Bollywood (même Björk a enregistré avec les Bombay Strings).
Pour finir, le magnifique Prophecy(V2) de Nitin Sawhney. Ici, on s’approche déjà de la vision prospective de David Toop, dans son passionnant essai Ocean of Sound (Ed. Kargo) : "la musique du futur hybridera quasi certainement les hybrides à tel point que l’idée même de source identifiable deviendra un anachronisme". Certes, les racines indiennes sont encore identifiables mais elles se fondent par une écriture pop dans un format plus "accessible". Sawhney, comme par exemple Massive Attack, a su développer un son riche en même temps qu’un sens de l’espace laissant toute leur place aux voix. La qualité et la variété de ces voix est d’ailleurs un des charmes de l’album : une chorale d’enfants sud-africaine, Cheb Mami donc, Eska Mtungwazi, Natacha Atlas, Terry Callier, la brésilienne Nina Miranda, des résonnances du chant éthéré du label 4AD, etc. La pop du monde, que Sawhney préfère appeler "Universal blues", connaît un sacré passage à tablas.

 
mise à jour : 07/11/2001
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