Dossier : Vu du Brésil Date : 14 mai 2001 par Juremir Machado da Silva*

Porto Alegre : la mairie du XXIème siècle,

une révolution de la communication

 

Le Parti des Travailleurs (PT) vient de gagner, par la quatrième fois consécutive, l’élection pour la maire de Porto Alegre (au sud du Brésil), devenue la capitale de la nouvelle gauche mondiale. Il s’agit d’un phénomène sans précédant dans un pays démocratique d’Amérique Latine, renforcé par le fait que le PT a obtenu aussi la mairie de São Paulo et de plusieurs autres grandes villes brésiliennes. Pour arriver à un tel succès le PT a changé la façon de faire de la politique au Brésil et de communiquer avec les électeurs.


Le virtuel c’est l’utopie: le non-lieu. Voilà une maxime valable, peut-être, pour le monde entré dans l’ère de la cyberculture et sortie du temps de la transformation sociale. À Porto Alegre, capitale brésilienne de l’état du Rio Grande du Sud, ville de presque 1 million et 300 mille habitants, les choses se passent dans une autre vitesse. On n’est pas dans l’accélération de l’irréalité, mais encore à la réalisation d’un projet politique: la diminution des inégalités sociales et la réinvention de la participation populaire.


Il y a 12 ans, le Parti des Travailleurs (PT), né en 1980, à la fin de la dictature militaire installée au Brésil en 1964, élisait le caissier d’une banque Olívio Dutra maire de Porto Alegre. C’était la grosse surprise. La droite criait au secours, pointait du doigt les “communistes mangeurs de petits enfants” et prophétisait une catastrophe administrative pour les années à venir. Olívio, comme on l’appelle, a gagné son pari. Porto Alegre est devenue un modèle de gestion. Il a fait son successeur: l’avocat et intellectuel Tarso Genro.
Genro était l’auteur d’un livre avec un titre pragmatique: L’Utopie possible. La possibilité de l’utopie à Porto Alegre, selon la conception du PT, avait commencé avec une idée modeste: le budget participatif. La Mairie appelait le peuple à des assemblées dans chaque quartier pour décider de la destination d’un pourcentage du budget de la ville. Les conseilleurs municipaux d’opposition ont tout de suite réagit: ce serait un coup mortel contre la démocratie représentative par l’installation de “soviets” au coeur du capitalisme.


La victoire de la participation
Même si le budget participatif reste limité, avec l’adhésion de moins d’un pour cent de la population de Porto Alegre, il a servi à revitaliser la notion de participation populaire. Les gens se sentent maintenant concernés par les affaires du municipe. La chose publique est devenue à nouveau une question citoyenne. Il est vrai que le PT parfois tombe dans idéologisation à outrance. Mais si le discours trotskiste des militants contredit le projet social-démocrate des élus, le résultat est plus que raisonnable: des gestions tournées vers le social.
La preuve: Tarso Genro, lui aussi, a fait son successeur, un professeur d’Histoire, trotskiste, Raul Pont, que l’opposition considérait impossible à élire, étant donné qu’il représentait le contraire de toutes les normes du marketing politique: sans charisme, sec, tenu par “chiite” (radical), mauvais orateur et toujours de mauvaise humeur. L’ennemi numéro un des médias. Il s’est fait élire au premier tour. Un vrai massacre qui a mis l’opposition en état de choc.
En 1998, Olívio Dutra, qui avait repris son poste de caissier pour quelque temps, est devenu gouverneur de l’état du Rio Grande du Sud. Le PT, par la première fois, avait la mairie de la capitale et le gouvernement de l’état, le seul d’ailleurs où Fernando Henrique Cardoso, le président de la République, n’a jamais gagné une élection. La tradition de gauche des “gauchos” (mot que désigne le peuple du Rio Grande du Sud) était assurée. Le 1er janvier 1999, quand Dutra a pris possession du pouvoir, un drapeau de Cuba flottait sur la façade du Palais Piratini, le siège du gouvernement.
Après 12 ans d’hégémonie du PT à Porto Alegre, sans aucune accusation de corruption, dans un pays ravagé par des gestions malhonnêtes, Tarso Genro s’est représenté pour succéder à Raul Pont. Les partis d’opposition se sont regroupés au deuxième tour pour empêcher le Parti des travailleurs de “s’éterniser au pouvoir”. On a vu le désespoir de une droite décousue, populiste, démagogique et en mal de projets en combat contre un parti plébiscité par les électeurs. Le PT a fait 64% des votes.


Virage à gauche
On trouve facilement les explications à l’ascension du PT. Luís Gomes, 38 ans, éditeur chez Sulina, une des principales maisons d’édition de Porto Alegre, précise: “Le PT a imposé une nouvelle façon de faire de la politique au Brésil, basée sur la fidélité idéologique, la discipline, l’honnêteté et un vrai projet pour l’inclusion des exclus, qu’on compte par des millions au Brésil”.
Luis Gomes n’est pas le seul à souligner la “nouvelle façon de faire de la politique” selon la méthode PT. Álvaro Laranjeira, journaliste, 36 ans, s’emploie actuellement à étudier les formes par lesquelles le PT a réussi à redonner à l’art de la politique, au Brésil, une nouvelle légitimité: “D’abord le PT a démontré aux gens que l’état et la société sont la même chose, ou que l’état existe pour servir à la société. Pendant longtemps les Brésiliens ont considéré que l’état servait à écraser la société”.
D’ailleurs, il n’avaient pas tort, remarque le journaliste, étant donné que l’état brésilien a été toujours accaparé par des élites ravageuses. “Le PT a reconstruit la notion de participation populaire. Il est vrai que parfois les militants tombent dans une sorte de monothéisme politique, refusant comme faux tout projet que le contredise. Malgré ce côté autoritaire, voire jacobin, typique d’une certaine gauche, le Parti des Travailleurs est déjà responsable pour une révolution: le renouvellement de la politique dans une culture traversée par le populisme, la démagogie et l’insensibilité à l’égard des misérables.”
L’enthousiasme de Laranjeira trouve son appui dans les mots de Tarso Genro, l’homme de l’utopie possible, maire élu de Porto Alegre, dont le nom est de plus en plus cité pour la présidence de la République, au cas où Lula, la principale figure du parti, ne se représenterait pas. Pour Genro le plus important est d’avoir les idées claires: “...Il faut soutenir l’utopie. Non celle, absolue, qui exclu par l’arrogance de la certitude ou par le sectarisme politique ou religieux celui qui n’est pas d’accord, mais l’utopie capable de présenter, avec sentiment de révolte et d’indignation, un projet concret et immédiat contre la barbarie néolibérale”.
La modération de Tarso Genro, pourtant homme toujours engagé dans les combats contre l’autoritarisme, dérange les tendances les plus à gauche du Parti des Travailleurs. Né en 1947, à São Borja, au Rio Grande du Sud, la même petite ville où sont nés Getúlio Vargas, l’homme politique brésilien le plus important du Xxème siècle, et João Goulart, président de la République écarté du pouvoir par le coup d’état de 1964, Tarso Genro a même milité au PRC - parti communiste d’inspiration albanaise.
La chute du mur de Berlin, ses lectures qui vont de Goethe à Isaiah Berlin, passant pour tout ce qui compte dans la littérature, et sa personnalité plutôt ouverte l’ont conduit à des perspectives plus réformistes: “Je soutiens une utopie modeste, capable de fixer à l’horizon de la vie le principe simple du respect à l’être humain, ce que ici, au Brésil, signifie créer rapidement les conditions pour reprendre la croissance, pour partager la richesse, pour donner accès à la terre à ceux qui veulent la cultiver. Il faut créer à nouveau une perspective d’avenir, vu qu’aujourd’hui le futur est étouffé par l’impunité des ceux qui font du commerce avec la disgrâce des leurs frères”.
Le Parti des Travailleurs est divisé en plusieurs tendances, parmi lesquelles Démocratie Socialiste (DS), d’orientation trotskiste, qui maintient des liens avec des Français comme Alain Krivine, et Réseau, à laquelle appartient Tarso Genro. Malgré la diversité et les conflits internes il y une unité qui donne au parti une organisation solide et des buts communs. On peut dire que, grosso modo, la ligne de fracture est entre les “durs” et les “lights”, c’est-à-dire entre révolutionnaires et réformistes.
Cette année les principales victoires du PT, comme à São Paulo et à Porto Alegre, ont été obtenues par les modérés. Petit à petit le PT change son discours plus “radical” pour arriver au pouvoir, mais tout en gardant ses principes de base. Pour les partisans de la social-démocratie le parti mûri. Pour ceux qui croient encore au besoin d’une révolution il s’agit d’un recul. D’ailleurs les libérales sont convaincus que le PT veut “utiliser” la démocratie pour implanter un régime marxiste au Brésil. L’ascension du Parti des Travailleurs ne cesse pas de faire la droite claquer les dents. Tous les épouvantails sont bons pour essayer d’impressionner les gens.


Le MST
Le Brésil n’est pas un pays, mais une énorme désillusion. Cette phrase, attribuée à un anonyme, probablement un chanter de “samba”, parle des paradoxes du Brésil. Si un jour l’écrivain autrichien Stefan Zweig a pu dire que le Brésil était une terre d’avenir, voire “Le” pays de l’avenir, la nation par excellence du futur, la puissance du troisième millénaire, aujourd’hui le présent se montre plus avare.
À l’aube du XXIème siècle le Brésil, à l’égard de certains problèmes essentiels, comme le partage de la terre, continue en plein XIXème siècle. Il est vrai que le gouvernement actuel, dirigé par le sociologue Fernando Henrique Cardoso, affirme avoir fait une reforme agraire incomparable: il aurait distribué l’équivalent au territoire du Danemark en terre cultivable aux agriculteurs nécessités.
Il est indéniable qu’il y a une réforme agraire en marche, mais elle est trop timide et, de toute façon, elle est la conséquence de la pression du Mouvement des Sans Terre (MST), conduit par l’économiste chrétien João Pedro Stédile, 46 ans, et soutenu par le Parti des Travailleurs, l’église catholique progressiste, la Centrale Unique des Travailleurs et tous les mouvements sociaux tournés vers une nouvelle répartition de la richesse au Brésil.
Le MST veut qui soit votée une loi limitant l’extension d’une propriété rural au maximum à mille hectares. Aujourd’hui il y en a encore des propriétés avec plus de 40 mille hectares. La droite accusé le MST d’être le bras révolutionnaire du PT. Stédile, connu aussi comme Jean Sans Terre, refuse l’amalgame: “Le MST n’est pas un mouvement révolutionnaire armé ni un bras du PT. Nous sommes un mouvement social légitime qui combat pour le partage de la terre dans un pays où la concentration de la richesse, en particulier de la terre, fait scandale”.
La rhétorique de Stédile, admirateur de Marx, Lenine et Kautski, ne se caractérise pas pour la sophistication; elle est plutôt directe: “Pour qui les choses changent au Brésil il va falloir que quelques-uns perdent les annaux pour ne pas perdre les doigts. Le problème c’est que personne ne veut pas se séparer de rien. Bien sûr, la sauvage classe dominante brésilienne trouve que les choses vont bien comme ça et que ça peut continuer. Au Brésil, aujourd’hui, le MST, le PT, la CUT et les secteurs progressistes de l’Église sont parmi les seuls qui ont vraiment le courage de réagir au néolibéralisme dominant”.
Le MST, associé par fois aux FARC de Colombie, accusé de rêver d’une nouvelle guérilla au Brésil, a marqué son action, depuis sa création aux années 1980, par les “invasions” de propriétés rurales improductives et par la prise de possession temporaire d’immeubles de l’administration fédérale comme mode de pression sur les autorités. Petit à petit, le MST a même changé le vocabulaire de la presse sur son action. “Ne nous faisons pas d’invasion, mais d’occupations”, explique Stédile.
Du point de vue juridique la différence est essentielle. Mais aussi du point de vue de l’adhésion de l’opinion publique. Le mot “invasion” a une charge péjorative incontournable. Le mot “occupation”, au contraire, implique la juste utilisation de une terre maintenue inutile. La presse, en générale, a compris la différence. Sauf le grand hebdomadaire national “Veja” qui est devenu la principale arme de combat contre le MST. En 2000, Veja a titré sur une des ses couvertures: “MST, la politique de la pagaille”.
“Nous sommes un mouvement démocratique - insiste Stédile - et nous savons qu’il n’y a pas de vraie démocratie quand la majorité de la population d’un pays est gardée à l’écart de la vie productive nationale, engouffrée dans la misère, victime de politiques délibérées d’exclusion; l’avenir du Brésil dépend de notre capacité présente à refuser le conformisme et à formuler des projets pour un vrai futur meilleur. Le grand danger est la bureaucratision des dirigeants du PT et de la CUT. On doit rester les mêmes du début, puisque rien est déjà gagné”
Il est impossible de faire un état de lieu du rôle de la gauche au Brésil post-dictature sans passer par le MST, la plus grande organisation sociale d’Amérique Latine. Gaucho, lui aussi, Stédile fait partie de la nouvelle génération de dirigeants en combat contre la structure inégalitaire d’un Brésil complaisant avec ses misères séculaires. Mais, au contraire du modéré Tarso Genro, Stédile est un “dur”. Pour lui il faudra un jour aux travailleurs s’approprier des moyens de production pour installer un régime vraiment démocratique et populaire. Dans une culture qui, en ce qui concerne l’égalité sociale, se maintient au XIXème siècle, les idées de João Pedro Stédile ne sont pas de tout anachroniques.


Le PT au Rio Grande do Sud
Alors, tandis que le monde entier s’éloigne du communisme le Brésil serait en train de se donner à lui? Même si il a ceux qui rêvent d’une société marxiste tropicale, métissée et joyeuse, le PT, pour le moment, se maintient à l’intérieur des normes de la démocratie représentative. Selon Olívio Dutra, gouverneur de l’état du Rio Grande du Sud, le “PT est déterminé à élargir l’espace de la pratique démocratique”, non à le rétrécir.
Le MST s’attendait à un grande saut de la reforme agraire au Rio Grande du Sud avec l’arrivée du PT au pouvoir. Les choses se sont compliquées. Isolé par le gouvernement central le PT n’a pas les moyens pour appliquer son programme. Gérer une mairie, dans le cadre des ses attributions plus limitées devient plus facile, c’est-à-dire avec des plus grandes conditions de réussite, que d’administrer un état, d’où la formule chère aux gens du PT: “Nous sommes au gouvernement, nous ne sommes pas au pouvoir”.
Le maintien de la mairie de Porto Alegre et la conquête de la mairie de São Paulo, parmi d’autres grandes villes brésiliennes, sont lus pour les annalistes du PT comme le signe de que l’heure d’arriver au pouvoir a sonné. En 2002, le Brésil choisira au nouveau président de la République et Fernando Henrique Cardoso bat des recordes d’impopularité. Le PT se prépare. Le PT rêve. Le PT se doit de passer le teste des administrations locales et des états.
Au Rio Grande du Sud il y a toute une histoire très particulière. Région riche, peuplée par des Allemands, des Italiens et des Portugais, elle a été la plus influencée par les idées d’Auguste Comte au monde. La république “gaucha”, implantée par un avocat positiviste, Júlio de Castilhos, à la fin du XIXème siècle, a perduré pour 30 ans dans la figure de Borges de Medeiros, l’héritier de Castilhos. Il s’agissait de gouverner au nom de la science, de la transparence, de l’éthique, de la morale et de l’humanité.
Il y a encore un temple positiviste à Porto Alegre. Júlio de Castilhos, selon l’historien Décio Freitas, 78 ans, auteur du livre L’homme qui a inventé la dictature au Brésil, rêvait d’une dictature scientifique. Il est vrai que les positivistes “gauchos”, défenseurs de la transparence totale, acceptaient de frauder le résultat des élections pour rester au pouvoir. Il est vrai aussi que dans les guerres contre leurs ennemis ils ont beaucoup pratiqué, comme leurs adversaires, l’égorgement. On appelait cela la “cravate rouge”. La pampa a connue la barbarie au nom du positivisme comtien.
Le PT, selon Décio Freitas, serait l’actualisation du positivisme des pères fondateurs, sans la barbarie. Mais avec les mêmes principes: transparence, éthique, croyance dans une politique scientifique, culte du progrès, une religion laïque de l’humanité et la certitude d’incarner la vérité, d’être le sujet universel de l’Histoire. En somme, un métissage de Comte et de Marx. Au Brésil, disait le grande anthropologue Gilberto Freyre, tout se mélange dans “un équilibre d’antagonismes”.


Une révolution pacifique
La force de la nouvelle gauche brésilienne vient de sa capacité d’écoute. Marta Suplicy, sortie de la grande bourgeoisie, élue maire de São Paulo par le Parti des Travailleurs, n’a jamais eu des doutes: “Le PT est un parti à l’écoute des gens”. Cette écoute est basée dans une stratégie de communication politique bien rodée: avant d’être électeur chaque individu est un citoyen; bien avant d’être un consommateur chaque personne est un être humain.
Si pour certains tout cela a l’air de lieu commun, dans la pratique tout change. Tarso Genro, intellectuel et homme politique, le sait bien: “Auparavant la gauche avait un projet tout fait pour un pays et il fallait l’imposer; aujourd’hui nous avons des principes et on doit se mettre à l’écoute pour construire notre projet aux côtés de la sociétés”.
On s’attendait à une révolution à l’ancienne, une sorte de reprise du Palais d’Hiver, mais le PT a trompé ses détracteurs en réalisant déjà une révolution pacifique, un changement des moeurs politiques dans une culture habituée à la violence des maîtres du pouvoir. On peut dire que le PT a renouvelé le contrat social au Brésil en créant des outils pour améliorer la démocratie représentative par le biais de certains instruments de la démocratie directe. Bien sûr que tout cela est encore très modeste, mais on sent un air nouveau là où personne n’attendait rien de plus. Il faut juste espérer que les critiques du PT n’aient pas raison en inversant une formule déjà citée: “Le PT est au pouvoir mais il n’est pas au gouvernement”. Affaire à suivre.


* Juremir Machado da Silva est journaliste, écrivain, sociologue et professeur à la Pontificale Université Catholique de Porto Alegre; il a publié en France Le Brésil, pays du futur, chez Desclée de Brouwer.

 
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