Porto
Alegre : la mairie du XXIème siècle,
une
révolution de la communication
Le
Parti des Travailleurs (PT) vient de gagner, par la quatrième
fois consécutive, lélection pour la maire
de Porto Alegre (au sud du Brésil), devenue la capitale
de la nouvelle gauche mondiale. Il sagit dun phénomène
sans précédant dans un pays démocratique
dAmérique Latine, renforcé par le fait que
le PT a obtenu aussi la mairie de São Paulo et de plusieurs
autres grandes villes brésiliennes. Pour arriver à
un tel succès le PT a changé la façon de
faire de la politique au Brésil et de communiquer avec
les électeurs.
Le
virtuel cest lutopie: le non-lieu. Voilà une
maxime valable, peut-être, pour le monde entré dans
lère de la cyberculture et sortie du temps de la
transformation sociale. À Porto Alegre, capitale brésilienne
de létat du Rio Grande du Sud, ville de presque 1
million et 300 mille habitants, les choses se passent dans une
autre vitesse. On nest pas dans laccélération
de lirréalité, mais encore à la réalisation
dun projet politique: la diminution des inégalités
sociales et la réinvention de la participation populaire.
Il y a 12 ans, le Parti des Travailleurs (PT), né en 1980,
à la fin de la dictature militaire installée au
Brésil en 1964, élisait le caissier dune banque
Olívio Dutra maire de Porto Alegre. Cétait
la grosse surprise. La droite criait au secours, pointait du doigt
les communistes mangeurs de petits enfants et prophétisait
une catastrophe administrative pour les années à
venir. Olívio, comme on lappelle, a gagné
son pari. Porto Alegre est devenue un modèle de gestion.
Il a fait son successeur: lavocat et intellectuel Tarso
Genro.
Genro était lauteur dun livre avec un titre
pragmatique: LUtopie possible. La possibilité
de lutopie à Porto Alegre, selon la conception du
PT, avait commencé avec une idée modeste: le budget
participatif. La Mairie appelait le peuple à des assemblées
dans chaque quartier pour décider de la destination dun
pourcentage du budget de la ville. Les conseilleurs municipaux
dopposition ont tout de suite réagit: ce serait un
coup mortel contre la démocratie représentative
par linstallation de soviets au coeur du capitalisme.
La victoire de la participation
Même si le budget participatif reste limité, avec
ladhésion de moins dun pour cent de la population
de Porto Alegre, il a servi à revitaliser la notion de
participation populaire. Les gens se sentent maintenant concernés
par les affaires du municipe. La chose publique est devenue à
nouveau une question citoyenne. Il est vrai que le PT parfois
tombe dans idéologisation à outrance. Mais si le
discours trotskiste des militants contredit le projet social-démocrate
des élus, le résultat est plus que raisonnable:
des gestions tournées vers le social.
La preuve: Tarso Genro, lui aussi, a fait son successeur, un professeur
dHistoire, trotskiste, Raul Pont, que lopposition
considérait impossible à élire, étant
donné quil représentait le contraire de toutes
les normes du marketing politique: sans charisme, sec, tenu par
chiite (radical), mauvais orateur et toujours de mauvaise
humeur. Lennemi numéro un des médias. Il sest
fait élire au premier tour. Un vrai massacre qui a mis
lopposition en état de choc.
En 1998, Olívio Dutra, qui avait repris son poste de caissier
pour quelque temps, est devenu gouverneur de létat
du Rio Grande du Sud. Le PT, par la première fois, avait
la mairie de la capitale et le gouvernement de létat,
le seul dailleurs où Fernando Henrique Cardoso, le
président de la République, na jamais gagné
une élection. La tradition de gauche des gauchos
(mot que désigne le peuple du Rio Grande du Sud) était
assurée. Le 1er janvier 1999, quand Dutra a pris possession
du pouvoir, un drapeau de Cuba flottait sur la façade du
Palais Piratini, le siège du gouvernement.
Après 12 ans dhégémonie du PT à
Porto Alegre, sans aucune accusation de corruption, dans un pays
ravagé par des gestions malhonnêtes, Tarso Genro
sest représenté pour succéder à
Raul Pont. Les partis dopposition se sont regroupés
au deuxième tour pour empêcher le Parti des travailleurs
de séterniser au pouvoir. On a vu le
désespoir de une droite décousue, populiste, démagogique
et en mal de projets en combat contre un parti plébiscité
par les électeurs. Le PT a fait 64% des votes.
Virage à gauche
On trouve facilement les explications à lascension
du PT. Luís Gomes, 38 ans, éditeur chez Sulina,
une des principales maisons dédition de Porto Alegre,
précise: Le PT a imposé une nouvelle façon
de faire de la politique au Brésil, basée sur la
fidélité idéologique, la discipline, lhonnêteté
et un vrai projet pour linclusion des exclus, quon
compte par des millions au Brésil.
Luis Gomes nest pas le seul à souligner la nouvelle
façon de faire de la politique selon la méthode
PT. Álvaro Laranjeira, journaliste, 36 ans, semploie
actuellement à étudier les formes par lesquelles
le PT a réussi à redonner à lart de
la politique, au Brésil, une nouvelle légitimité:
Dabord le PT a démontré aux gens que
létat et la société sont la même
chose, ou que létat existe pour servir à la
société. Pendant longtemps les Brésiliens
ont considéré que létat servait à
écraser la société.
Dailleurs, il navaient pas tort, remarque le journaliste,
étant donné que létat brésilien
a été toujours accaparé par des élites
ravageuses. Le PT a reconstruit la notion de participation
populaire. Il est vrai que parfois les militants tombent dans
une sorte de monothéisme politique, refusant comme faux
tout projet que le contredise. Malgré ce côté
autoritaire, voire jacobin, typique dune certaine gauche,
le Parti des Travailleurs est déjà responsable pour
une révolution: le renouvellement de la politique dans
une culture traversée par le populisme, la démagogie
et linsensibilité à légard des
misérables.
Lenthousiasme de Laranjeira trouve son appui dans les mots
de Tarso Genro, lhomme de lutopie possible, maire
élu de Porto Alegre, dont le nom est de plus en plus cité
pour la présidence de la République, au cas où
Lula, la principale figure du parti, ne se représenterait
pas. Pour Genro le plus important est davoir les idées
claires: ...Il faut soutenir lutopie. Non celle, absolue,
qui exclu par larrogance de la certitude ou par le sectarisme
politique ou religieux celui qui nest pas daccord,
mais lutopie capable de présenter, avec sentiment
de révolte et dindignation, un projet concret et
immédiat contre la barbarie néolibérale.
La modération de Tarso Genro, pourtant homme toujours engagé
dans les combats contre lautoritarisme, dérange les
tendances les plus à gauche du Parti des Travailleurs.
Né en 1947, à São Borja, au Rio Grande du
Sud, la même petite ville où sont nés Getúlio
Vargas, lhomme politique brésilien le plus important
du Xxème siècle, et João Goulart, président
de la République écarté du pouvoir par le
coup détat de 1964, Tarso Genro a même milité
au PRC - parti communiste dinspiration albanaise.
La chute du mur de Berlin, ses lectures qui vont de Goethe à
Isaiah Berlin, passant pour tout ce qui compte dans la littérature,
et sa personnalité plutôt ouverte lont conduit
à des perspectives plus réformistes: Je soutiens
une utopie modeste, capable de fixer à lhorizon de
la vie le principe simple du respect à lêtre
humain, ce que ici, au Brésil, signifie créer rapidement
les conditions pour reprendre la croissance, pour partager la
richesse, pour donner accès à la terre à
ceux qui veulent la cultiver. Il faut créer à nouveau
une perspective davenir, vu quaujourdhui le
futur est étouffé par limpunité des
ceux qui font du commerce avec la disgrâce des leurs frères.
Le Parti des Travailleurs est divisé en plusieurs tendances,
parmi lesquelles Démocratie Socialiste (DS), dorientation
trotskiste, qui maintient des liens avec des Français comme
Alain Krivine, et Réseau, à laquelle appartient
Tarso Genro. Malgré la diversité et les conflits
internes il y une unité qui donne au parti une organisation
solide et des buts communs. On peut dire que, grosso modo, la
ligne de fracture est entre les durs et les lights,
cest-à-dire entre révolutionnaires et réformistes.
Cette année les principales victoires du PT, comme à
São Paulo et à Porto Alegre, ont été
obtenues par les modérés. Petit à petit le
PT change son discours plus radical pour arriver au
pouvoir, mais tout en gardant ses principes de base. Pour les
partisans de la social-démocratie le parti mûri.
Pour ceux qui croient encore au besoin dune révolution
il sagit dun recul. Dailleurs les libérales
sont convaincus que le PT veut utiliser la démocratie
pour implanter un régime marxiste au Brésil. Lascension
du Parti des Travailleurs ne cesse pas de faire la droite claquer
les dents. Tous les épouvantails sont bons pour essayer
dimpressionner les gens.
Le MST
Le Brésil nest pas un pays, mais une énorme
désillusion. Cette phrase, attribuée à un
anonyme, probablement un chanter de samba, parle des
paradoxes du Brésil. Si un jour lécrivain
autrichien Stefan Zweig a pu dire que le Brésil était
une terre davenir, voire Le pays de lavenir,
la nation par excellence du futur, la puissance du troisième
millénaire, aujourdhui le présent se montre
plus avare.
À laube du XXIème siècle le Brésil,
à légard de certains problèmes essentiels,
comme le partage de la terre, continue en plein XIXème
siècle. Il est vrai que le gouvernement actuel, dirigé
par le sociologue Fernando Henrique Cardoso, affirme avoir fait
une reforme agraire incomparable: il aurait distribué léquivalent
au territoire du Danemark en terre cultivable aux agriculteurs
nécessités.
Il est indéniable quil y a une réforme agraire
en marche, mais elle est trop timide et, de toute façon,
elle est la conséquence de la pression du Mouvement des
Sans Terre (MST), conduit par léconomiste chrétien
João Pedro Stédile, 46 ans, et soutenu par le Parti
des Travailleurs, léglise catholique progressiste,
la Centrale Unique des Travailleurs et tous les mouvements sociaux
tournés vers une nouvelle répartition de la richesse
au Brésil.
Le MST veut qui soit votée une loi limitant lextension
dune propriété rural au maximum à mille
hectares. Aujourdhui il y en a encore des propriétés
avec plus de 40 mille hectares. La droite accusé le MST
dêtre le bras révolutionnaire du PT. Stédile,
connu aussi comme Jean Sans Terre, refuse lamalgame: Le
MST nest pas un mouvement révolutionnaire armé
ni un bras du PT. Nous sommes un mouvement social légitime
qui combat pour le partage de la terre dans un pays où
la concentration de la richesse, en particulier de la terre, fait
scandale.
La rhétorique de Stédile, admirateur de Marx, Lenine
et Kautski, ne se caractérise pas pour la sophistication;
elle est plutôt directe: Pour qui les choses changent
au Brésil il va falloir que quelques-uns perdent les annaux
pour ne pas perdre les doigts. Le problème cest que
personne ne veut pas se séparer de rien. Bien sûr,
la sauvage classe dominante brésilienne trouve que les
choses vont bien comme ça et que ça peut continuer.
Au Brésil, aujourdhui, le MST, le PT, la CUT et les
secteurs progressistes de lÉglise sont parmi les
seuls qui ont vraiment le courage de réagir au néolibéralisme
dominant.
Le MST, associé par fois aux FARC de Colombie, accusé
de rêver dune nouvelle guérilla au Brésil,
a marqué son action, depuis sa création aux années
1980, par les invasions de propriétés
rurales improductives et par la prise de possession temporaire
dimmeubles de ladministration fédérale
comme mode de pression sur les autorités. Petit à
petit, le MST a même changé le vocabulaire de la
presse sur son action. Ne nous faisons pas dinvasion,
mais doccupations, explique Stédile.
Du point de vue juridique la différence est essentielle.
Mais aussi du point de vue de ladhésion de lopinion
publique. Le mot invasion a une charge péjorative
incontournable. Le mot occupation, au contraire, implique
la juste utilisation de une terre maintenue inutile. La presse,
en générale, a compris la différence. Sauf
le grand hebdomadaire national Veja qui est devenu
la principale arme de combat contre le MST. En 2000, Veja
a titré sur une des ses couvertures: MST, la politique
de la pagaille.
Nous sommes un mouvement démocratique - insiste Stédile
- et nous savons quil ny a pas de vraie démocratie
quand la majorité de la population dun pays est gardée
à lécart de la vie productive nationale, engouffrée
dans la misère, victime de politiques délibérées
dexclusion; lavenir du Brésil dépend
de notre capacité présente à refuser le conformisme
et à formuler des projets pour un vrai futur meilleur.
Le grand danger est la bureaucratision des dirigeants du PT et
de la CUT. On doit rester les mêmes du début, puisque
rien est déjà gagné
Il est impossible de faire un état de lieu du rôle
de la gauche au Brésil post-dictature sans passer par le
MST, la plus grande organisation sociale dAmérique
Latine. Gaucho, lui aussi, Stédile fait partie de la nouvelle
génération de dirigeants en combat contre la structure
inégalitaire dun Brésil complaisant avec ses
misères séculaires. Mais, au contraire du modéré
Tarso Genro, Stédile est un dur. Pour lui il
faudra un jour aux travailleurs sapproprier des moyens de
production pour installer un régime vraiment démocratique
et populaire. Dans une culture qui, en ce qui concerne légalité
sociale, se maintient au XIXème siècle, les idées
de João Pedro Stédile ne sont pas de tout anachroniques.
Le PT au Rio Grande do Sud
Alors, tandis que le monde entier séloigne du communisme
le Brésil serait en train de se donner à lui? Même
si il a ceux qui rêvent dune société
marxiste tropicale, métissée et joyeuse, le PT,
pour le moment, se maintient à lintérieur
des normes de la démocratie représentative. Selon
Olívio Dutra, gouverneur de létat du Rio Grande
du Sud, le PT est déterminé à élargir
lespace de la pratique démocratique, non à
le rétrécir.
Le MST sattendait à un grande saut de la reforme
agraire au Rio Grande du Sud avec larrivée du PT
au pouvoir. Les choses se sont compliquées. Isolé
par le gouvernement central le PT na pas les moyens pour
appliquer son programme. Gérer une mairie, dans le cadre
des ses attributions plus limitées devient plus facile,
cest-à-dire avec des plus grandes conditions de réussite,
que dadministrer un état, doù la formule
chère aux gens du PT: Nous sommes au gouvernement,
nous ne sommes pas au pouvoir.
Le maintien de la mairie de Porto Alegre et la conquête
de la mairie de São Paulo, parmi dautres grandes
villes brésiliennes, sont lus pour les annalistes du PT
comme le signe de que lheure darriver au pouvoir a
sonné. En 2002, le Brésil choisira au nouveau président
de la République et Fernando Henrique Cardoso bat des recordes
dimpopularité. Le PT se prépare. Le PT rêve.
Le PT se doit de passer le teste des administrations locales et
des états.
Au Rio Grande du Sud il y a toute une histoire très particulière.
Région riche, peuplée par des Allemands, des Italiens
et des Portugais, elle a été la plus influencée
par les idées dAuguste Comte au monde. La république
gaucha, implantée par un avocat positiviste,
Júlio de Castilhos, à la fin du XIXème siècle,
a perduré pour 30 ans dans la figure de Borges de Medeiros,
lhéritier de Castilhos. Il sagissait de gouverner
au nom de la science, de la transparence, de léthique,
de la morale et de lhumanité.
Il y a encore un temple positiviste à Porto Alegre. Júlio
de Castilhos, selon lhistorien Décio Freitas, 78
ans, auteur du livre Lhomme qui a inventé la dictature
au Brésil, rêvait dune dictature scientifique.
Il est vrai que les positivistes gauchos, défenseurs
de la transparence totale, acceptaient de frauder le résultat
des élections pour rester au pouvoir. Il est vrai aussi
que dans les guerres contre leurs ennemis ils ont beaucoup pratiqué,
comme leurs adversaires, légorgement. On appelait
cela la cravate rouge. La pampa a connue la barbarie
au nom du positivisme comtien.
Le PT, selon Décio Freitas, serait lactualisation
du positivisme des pères fondateurs, sans la barbarie.
Mais avec les mêmes principes: transparence, éthique,
croyance dans une politique scientifique, culte du progrès,
une religion laïque de lhumanité et la certitude
dincarner la vérité, dêtre le
sujet universel de lHistoire. En somme, un métissage
de Comte et de Marx. Au Brésil, disait le grande anthropologue
Gilberto Freyre, tout se mélange dans un équilibre
dantagonismes.
Une révolution pacifique
La force de la nouvelle gauche brésilienne vient de sa
capacité découte. Marta Suplicy, sortie de
la grande bourgeoisie, élue maire de São Paulo par
le Parti des Travailleurs, na jamais eu des doutes: Le
PT est un parti à lécoute des gens.
Cette écoute est basée dans une stratégie
de communication politique bien rodée: avant dêtre
électeur chaque individu est un citoyen; bien avant dêtre
un consommateur chaque personne est un être humain.
Si pour certains tout cela a lair de lieu commun, dans la
pratique tout change. Tarso Genro, intellectuel et homme politique,
le sait bien: Auparavant la gauche avait un projet tout
fait pour un pays et il fallait limposer; aujourdhui
nous avons des principes et on doit se mettre à lécoute
pour construire notre projet aux côtés de la sociétés.
On sattendait à une révolution à lancienne,
une sorte de reprise du Palais dHiver, mais le PT a trompé
ses détracteurs en réalisant déjà
une révolution pacifique, un changement des moeurs politiques
dans une culture habituée à la violence des maîtres
du pouvoir. On peut dire que le PT a renouvelé le contrat
social au Brésil en créant des outils pour améliorer
la démocratie représentative par le biais de certains
instruments de la démocratie directe. Bien sûr que
tout cela est encore très modeste, mais on sent un air
nouveau là où personne nattendait rien de
plus. Il faut juste espérer que les critiques du PT naient
pas raison en inversant une formule déjà citée:
Le PT est au pouvoir mais il nest pas au gouvernement.
Affaire à suivre.
* Juremir Machado da Silva est journaliste, écrivain, sociologue
et professeur à la Pontificale Université Catholique
de Porto Alegre; il a publié en France Le Brésil,
pays du futur, chez Desclée de Brouwer.
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