Jacques Bouveresse : Prodiges et vertiges de l'analogie
 
La restriction de la pensée


SOCIOLOGIE

 
D'ordinaire sociologique, la collection Raisons d'agir s'ouvre cette fois à la philosophie et offre à Jacques Bouveresse, grand ami de Pierre Bourdieu, l'occasion de revenir sur l'affaire Sokal et Bricmont, notamment à travers l'exemple de l'utilisation par Régis Debray du théorème de Gödel. Dans une première partie, le livre s'attaque à l'usage abusif de la retranscription littéraire du discours scientifique. Bouveresse fustige Régis Debray et tous les penseurs qui exploitent l'ignorance scientifique du public littéraire pour mieux l'éblouir. Or, en accord avec Sokal et Bricmont, Bouveresse démontre que cette utilisation n'apporte rien de constructif et surtout, qu'elle n'est pas maîtrisée par les auteurs en question. S'appuyant comme à l'accoutumée sur les Ecrits de Robert Musil, Bouveresse utilise la pensée de l'auteur autrichien et ses critiques faites à l'époque de la sortie du Déclin de l'Occident de Spengler pour montrer que depuis rien n'a changé. Bouveresse ne s'oppose pas à l'utilisation de la métaphore et de l'analogie en règle générale par la philosophie, il s'attaque principalement à l'impossibilité pour la métaphore scientifique de retranscrire véritablement ce que veut montrer l'auteur. Bouveresse repousse un peu plus loin la possibilité d'accoler science et littérature.
 
À travers cet exemple, Bouveresse dénonce surtout le milieu philosophique parisien et n'oublie pas d'écorner au passage les murs peu avouables de la Pensée Française qui privilégie le plus souvent le copinage. Vu les auteurs qu'il attaque nous ne pouvons que partager le sens de son combat, en revanche il est plus difficile d'admettre l'entière validité de son combat qui témoigne une nouvelle fois du caractère aporétique de la philosophie et de sa complète difficulté à saisir le réel. Bouveresse dénonce la pensée postmoderne et le relativisme, or il ne s'agit, ni de la défendre, ni de le contrer rigoureusement - une certaine logique scientifique et sociologique doit nous conduire à dire si oui ou non, la société est relativiste et postmoderne. Et sur ce point la réponse est positive. Le sociologue doit essayer dans un premier temps, de démontrer ce qui est, quitte à le combattre après. L'on sait que le relativisme, loin d'offrir réellement l'humanisme peut cacher un monstre terrible nommé racisme et discrimination au nom de ce même relativisme comme le montre bien les travaux de Pierre-André Taguieff. Bouveresse croit à la vérité unique et à la rationalité dans une époque qui plonge dans l'irrationnalisme et dans les vérités plurielles. Bouveresse démontre aussi avec justesse, comment le relativisme est en train de devenir une nouvelle idéologie ce que le sociologue peut lui aussi montrer. Ce livre constitue en quelque sorte un pont à rebours entre les sciences et nous pousse au-delà de nos différences, à développer la collaboration entre les matières afin de mieux les connaître et d'éviter de dire trop de bêtises. En quelque sorte, un mode d'emploi dont le GREDIN est à la recherche, lui qui souhaite voir la collaboration avec les scientifiques durs s'accroître. Mais si, cette poignée de main se fait pour exclure les travaux de ceux qui ont tenté d'élargir la connaissance scientifique comme Edgar Morin, par exemple, alors, nous ne nous reconnaîtrons pas dans ce travail-là. Bouveresse s'attache aussi à démonter les mécanismes de la pensée unique, qui conduit tout ceux qui critiquent ces " piètres penseurs " à n'être que des aigris ou des petits réactionnaires, incapables de reconnaître le génie d'un Derrida ou d'un Debray, voire d'un Sollers ou d'une Kristéva.
 
Bouveresse s'en prend aussi à Finkielkraut qui, s'il parle d'une " défaite de la pensée " devrait penser un peu moins aux menaces extérieures contre lesquelles il cherche à protéger les gens et penser plutôt à la façon dont ces penseurs authentiques, dont fait partie Finkielkraut, qu'ils sont, bien entendu, convaincus d'être eux-mêmes, sont capables d'y contribuer de l'intérieur.
 
Il dénonce la politique dictatoriale qui tend à faire passer la volonté de débat ou de contradiction pour de la tyrannie de la raison, de la police de la pensée ou du retour de l'ordre moral qui incombe le plus souvent, à l'image d'un Debray à ceux qui se réclament de le postmodernité. Même si nous en partageons certaines valeurs, nous ne pouvons ignorer que les arguments moralistes et les accusations de réactionnaires adressés aux anti post-modernes permet de cacher ce que la postmodernité produit elle même comme dogme ou comme pensée réactionnaire au service du libéralisme le plus sauvage.
 
Le livre possède donc, quoique l'on en pense, une part de vérité et qui permet au moins de montrer qu'il faut sopposer aux dogmes de tous poils, même ceux que l'on défend. Une citation tirée d'un livre d'Alain Badiou ne peut que nous mener à la prudence en terme d'analogie car l'usurpation et la tartuferie n'est jamais loin : " la vérité de l'hypothèse du continu ferait loi de ce que l'excès dans le multiple n'a pas d'autres assignations que l'occupation de la place vide, que l'existence de l'inexistant propre du multiple initial. Il y aurait cette filiation maintenue de la cohérence, que ce qui excède intérieurement le tout, ne va pas plus loin qu'à nommer le point limite de ce tout. Mais l'hypothèse du continu n'est pas démontrable. Triomphe mathématicien de la politique sur le réalisme syndical ".
 
Un livre supérieur à celui de Sokal et Bricmont qui montre qu'au delà de leurs différences, plusieurs courants peuvent lutter ensemble mais qu'il faut faire attention à ne pas détruire la pensée française contre la pensée américaine, il suffit simplement de séparer le bon grain de l'ivraie.
 

 

Bertrand RICARD