Amparo Lasén

Les Formes Temporelles de l'Effervescence Sociale


SOCIOLOGIE

Lorsqu'on se souvient de situations vécues caractérisées par une grande effervescence, ou que l'on réflechit à ce phénomène, l'instant apparaît comme le cadre temporel évident des manifestations d'effervescence sociale. Une observation plus approfondie montre que ces manifestations, festives ou violentes, ne se produisent pas à n'importe quel instant, sinon dans un instant spécial, concret, au moment opportun. Le Kairos, dieu de l'opportunité dans la mythologie grecque, génie du moment décisif et de l'émergence du nouveau, symbolise bien cette forme temporelle. 

La date et la durée de beaucoup de situations d'effervescence sociale, fêtes religieuses et civiques, commémorations, cérémonies, sont inscrites dans le calendrier. Cela revèle l'existence d'une périodicité, d'une régularité, d'une certaine continuité cyclique. Ainsi, ces trois formes temporelles : instant, kairos et périodicité, qui peuvent nous servir à classifier les situations d'effervescence sociale, constituent un exemple de la dialectique entre instant et durée, de la relation de feed-back entre continuité et discontinuité. Ces formes constituent une dualité, et non un dualisme. Ce dernier aspect, au-délà de l'étude du temps de l'effervescence, caractérise les recherches sur le temps en général, qui montrent le besoin de dépasser la pensée par oppositions, la pensée simplificatrice.(1

Le caractère instantané, momentané, est d'abord souligné par le fait que les rituels, les cérémonies, les fêtes se produisent à des moments et dans des lieux donnés, souvent lors de dates critiques. Ils mettent en jeu un temps d'exception où se vivent le désordre, l'invalidation des normes et la rupture de la continuité quotidienne, dans ce qui est perçu comme la négation ou la suspension de l'écoulement du temps. Cela se traduit souvent par la perte de la notion de temps ou par l'impression d'un temps passé trop vite ou très lentement.

Cette négation de l'écoulement est renforcée par le caractère paroxistique de ces expériences. Dans la frénésie de l'extase, dans la transe, la communion ou l'ivresse, les contradictions sont vécues en acte et non dans la durée : donner et prendre ne font qu'un (2). Comme dans l'échange sacrificiel où le don renouvelle la vie et la divinité, qui en retour nous font durer. Les phenomènes d'inversion, les déguissements, les travestissements sont d'autres exemples de contradictions vécues et jouées en acte, autant d'aspects témoignant de l'intensité émotionnelle, de l'abandon et de la dépense dans le présent, dans le moment concret. Les situations d'effervescence sont une des formes de l' "être ensemble". Elles se produisent en présence de groupes, voire de masses, où, grâce à l'identification aux autres, chacun est capable de sortir de soi, du carcan individuel doté d'un temps continu et historique. A l'inverse, l'esprit de masse suit des lois intemporelles ; d'après Mannheim, elle est hors du cours du développement historique.(3)

La primauté de l'espace, du lieu, du territoire, dans les manifestations d'effervescence sociale, constitue un quatrième aspect de leur caractère instantané. La fixation sur l'espace est une autre manière de nier l'écoulement temporel. L'espace offre la capacité de s'enraciner dans le concret, dans la nature, dans la terre, dans ce qui est apparament immuable. Cela nous rappelle la correspondance intime entre instant et éternité, deux façons différentes de transcender le temps, de nier l'écoulement et l'usure de la durée. L'instant éternel du mystique est aussi un exemple d'effervescence. Tout instant d'effervescence révèle, dans une certaine mesure, un désir d'éternité.

Ce dernier aspect nous renvoie au caractère sacré de maintes situations d'effervescence. Le sacré représente la victoire devant la fuite anémique du temps (4), devant la mort, qui est le spectre qui se cache derrière l'écoulement temporel rejeté. Les cérémonies sacrées constituent la répétition de l'instant créateur servant à régénérer la vie. Cette rédondance temporelle provoque une confusion qui donne l'impression de perennité, d'éternité. On est dans le temps mythique de la répétition des archétypes. Cela peut être appliqué aux situations d'effervescence contemporaines, qui, à proprement parler, ne relèvent pas du sacré. Durkheim affirme que dans toute fête ou idée de fête il y a quelque chose de la cérémonie religieuse, en ce qu'elle rapproche les individus, met en mouvement les masses, et suscite un état d'effervescence qui transporte l'homme hors de lui, loin de ses occupations et de ses préoccupations quotidiennes (5). 

Le kairos symbolise l'opportunité, le moment décisif, un "temps de plénitude envahi d'éternité "(6). Cette forme introduit d'autres paramètres qui débordent le cadre temporel de l'instant. Ainsi, l'attente et l'anticipation du bon moment ne relèvent pas du calcul rationnel mais de l'intuition. Il en est de même pour la vigilance accompagnée d'une tension, qui est en soi une sorte d'effervescence intérieure. Ces attitudes contribuent à placer l'effervescence dans la durée, et sont l'exemple qu'elle dépasse l'instant de sa manifestation concrète. Des exemples de kairos peuvent être trouvés dans des occasions banales : anniversaires, mariages, naissances, démenagements, "crémaillières", inaugurations. Mais il est aussi la forme temporelle des révolutions, révoltes, émeutes, soulevements, tous ces exemples de la fonction utopique active (7), intimement liée à l'effervescence sociale.

Dans l'actualité, nous trouvons l'exemple des affrontemens violents des jeunes avec la police. Les occasions sont diverses : la "chasse au dealer"  qui paradoxalement se transforme en "chasse au flic", la "solidarité" avec les victimes d'une bavure policière (bien qu'on ne connaisse pas les victimes et que l'action se soit produite dans une autre ville), la rumeur infondée du relâchement de l"assassin d'un jeune du quartier, la réconstitution d"un crime entrainant une abondante présence policière, ou les manifestations, plus médiatisées, contre le C.I.P. Tous ces faits sont autant d"illustrations de la phrase de Bakunin "la volonté de destruction est une volonté de création".

La périodicité dans le calendrier correspond à toutes les manifestations d"effervescence sociale dont la date et la durée sont fixées : vacances, week-end, carnaval, fêtes populaires, jour de l"an, fête de la musique, dimanche de match... Elles contribuent à rythmer le temps au sein d"un schéma cyclique, un rythme fait de moments d"effervescence et d"intervalles (8), qui dans la réalité ne sont pas aussi nettement séparés que les chiffres rouges et noirs du calendrier, puisque toute une série de rédondances, de souvenirs, de menues transgressions "contaminent" les jours ouvrables. Paradoxalement, ces dates d'exception qui nient l'écoulement temporel viennent à constituer ses répères. Le samedi soir, les vacances, Noël et Pâques, servent à structurer et ordonner le temps du calendrier. Nous nous trouvons à nouveau devant un exemple de la complémentarité paradoxale entre instant et durée, continuité et discontinuité, qui renvoie au caractère fondamentalement paradoxal du temps social. 

Le schéma cyclique du temps encercle les notions de recréation, de renouvellement, autant du monde que des liens sociaux et des sentiments que la société a d'elle-même. Ceci est justement la fonction que Durkheim accorde à l'effervescence sociale, aux rassemblements festifs et aux rituels : renouveller l'ordre social, assurer la continuité, la durée contre l'usure du temps, raviver les sentiments que la société a d'elle-même (9). Dans la même ligne, Gilbert Durand affirme que dans le moment négatif de l'abolition des normes constitué par la fête se trouve déjà "la joyeuse promesse d'un ordre ressuscité à venir" (10). 

Cependant l'effervescence sociale a aussi sa part d'ombre qui n'a pas de place dans le calendrier, dans l'écoulement du temps. La régularité temporelle définie par le calendrier est une forme de contrôle social. Il exprime le caractère rigide des intervalles de recurrence des événements et des activités, en assurant le retour des événements socialement significatifs: fêtes, vacances... Il crée des périodicités sociales, des rythmes émotionnels pour une large collectivité, en même temps qu'il enlève une grande part de spontanéité à ces situations (11). Mais il y a d'autres événements qui échappent à ce contrôle manifestant toute leur spontanéité, souvent même fracassante. Il s'agit de toutes les situations non datées, incertaines, inattendues des institutions. 

Notre société complexe ne peut pas se permettre des ruptures avec le même degré de paroxysme et de transgression des normes que les sociétés traditionnelles, où l'on vivait un clivage réel entre le temps sacré de l'effervescence et celui profane de la normalité. D'après Caillois, seul le temps de guerre peut s'apparenter aujourd'hui au temps d'exception, d'inversion, de trangression et de rupture du temps sacré traditionnel (12). Mais une certaine effervescence, certes banale, intersticielle, moins apparente, peut être trouvée dans les pratiques du temps libre ; les fêtes et les sorties, les concerts et les matchs de foot : ce sont les petites catharsis dans les fêtes d'appartement ou les ivresses du samedi soir, toutes ces occasions, où "le conflit des passions est vécu de manière homéopatique"(13), qui contribuent au renforcement des liens du groupe. 

Hubert observe l'existence d'un phénomène de contagion entre temps d'effervescence et temps normal au cours de ses travaux sur le temps de la magie et de la religion. Un phénomène semblable peut être décrit pour le temps des loisirs et du travail. D'après nos recherches sur les jeunes français et espagnols, les demandes, les attentes et les désirs sur le temps de travail ont leur origine dans les pratiques et les relations propres au temps libre : subjectivité, amusement, flexibilité, diversité d'activités, relations amicales.

L'actualité montre un autre exemple d'effervescence sociale à travers des violents conflits sociaux inattendus, notamment concernant les jeunes, mais aussi les autres groupes d'âge ; des manifestations qui deviennent des émeutes, des affrontements avec la police. Cette effervescence violente qui s'épuise en soi, qui se vit souvent dans la joie destructrice, sans but défini, malgré les efforts des journalistes et des politiciens pour lui en trouver un, rend difficile l'application de la définition de l'effervescence comme recréation ou instauration de l'ordre. La soumission à un pouvoir, à une domination basée sur des normes et des règles, dont la négation de la violence, crée une tension dans la contention qui provoque le besoin de "respirer" dans l'ivresse et dans la destruction. Ce sont des manières d'exprimer les autres facettes du soi, de sortir du carcan individuel. D'après Maffesoli (14), cette violence compensatoire exercée dans l'effervescence sert à parer ou corriger la mainmise totale des instances surplombantes sur la vie societale. Elle épure la violence accumulée dans une "recherche quasi intentionnelle d'une globalité harmonique". 

L'effervescence sociale montre le caractère non homogène du temps, puisqu'il comprend la discontinuité fondamentale entre vie régulière et temps d'exception, avec tous les exemples de contagion qui soudent cette rupture. Nos sociétés modernes et industrialisées, se donnant une forme de temps homogène à vocation universelle, rendent difficiles, voire empêchent, les manifestations d'effervescence. Ces dernières ravivent les liens et les sentiments sociaux contre l'usure mortifère de l'écoulement et de la durée, qui n'est autre que celle de l'ordre et des définitions sociales assumées, à commencer par celle de l'individu. L'effervescence sociale constitue, d'après les termes de Mannheim (15), un exemple de la matrice irrationnelle (ou plutôt non rationnelle) du social.

Quant à leur forme temporelle, toutes les situations d'effervescence sociale se déroulent dans un cadre instantané. Mais nous pouvons distinguer deux types de situations, celles dont la durée et la date sont fixées dans le calendrier et celles dont l'opportunité n'est pas figée, ni attendue par les institutions, mais guettée et attendue par les gens. Les unes comme les autres rythment à leur manière le temps de la vie sociale. On peut affirmer que les formes temporelles de l'effervescence relèvent du temps mythique, opposé au temps historique. Ce temps ambivalent, clivé entre sacré et profane, c'est à dire entre temps cyclique et temps linéaire, montre bien l'ambiguïté du social, refoulée dans la conception universelle du temps historique linéaire. La suspension de la durée lors des fêtes met en évidence l'oscillation entre ordre et désordre. La répétiton archétypale cyclique s'élève en pricipe de conservation et de défense contre l'irréversibilité de l'histoire. Dans nos sociétés contemporaines ce temps apparaît dans tous les essais de briser l'homogénéité, de sortir de la durée. Puisque tous les comportements tendant à dichotomiser le temps revalorisent le mythe et réintègrent le temps qualitatif(16).

  Amparo Lasén, 1994


Cet article a été publié dans la revue Sociétés, n°46, 1994, pp. 373-378.

Notes :

  1. °1 ADAM Barbara, Time & Social Theory, London, Polity Press, 1990, p.16-17  
  2. °2 Je reprends ici un des trait caractéristiques de la nature érotique d'après Simmel: "elle donne en prenant et prend en donnant". SIMMEL Georg Philosophie de l'amour. Paris, Rivages, collection Petite Bibliothèque Rivages, 1988, p. 166.  
  3. °3 MANNHEIM Karl. Ideology and Utopia. London, Routledge & Kegan Paul Ltd., 1966, 8è éd.  
  4. °4 Durand Gilbert, Les structures anthropologiques de l'imaginaire. Paris, Dunod, 1984, 10è éd., p.298.  
  5. °5 DURKHEIM Emile, Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris, P.U.F., collection Quadrigue, 1990, 2è éd. p.547.  
  6. °6 MANNHEIM op. cit. p.198.  
  7. °7 Dans le livre cité, Mannheim (op. cit. pp.190-195) utilise ce terme quand il parle de la révolte des paysans guidée par Thomas Münzer. Il s'agit d'une révolution où ce ne sont pas les idées, mais les "énergies orgiastiques provenant de l'extase" qui mènent à l'action. La révolution constitue une fin en soi, le principe créateur du présent immédiat, et non un moyen vers un but quelconque. L'auteur parle de révolte millénariste dans une époque de desintégration et de conflit entre les différents groupes sociaux. Nous vivons aussi maintenant une époque de conflit et de desintégration, où les visions millénaristes, voire catastrophistes ne sont pas absentes. D'autre part, Mannheim place la fonction utopique, la mentalité utopique, en opposition à l'idéologie. On se demande alors, si dans ce temps de crise des idéologies et des grandes systèmes de pensée, la fonction utopique, avec son caractère effervescent, ne retrouve pas le protagonisme social.  
  8. °8 HUBERT Henri. "La représentation du temps dans la religion et la magie" en HUBERT H. et MAUSS M. Mélanges d'histoire des religions. Paris, Alcan, 1909.  
  9. °9 DURKHEIM. op. cit. pp 498-499, 553-556.  
  10. °10 DURAND. op. cit. p.359.  
  11. °11 ZERUBAVEL, Eviatar Hidden Rhythms,  Chicago, The University of Chicago Press, 1981, pp. 45-46.  
  12. °12 CAILLOIS Roger, "Guerre et sacré" dans L'homme et le sacré. Paris, Gallimard, coll. Folio/essais, 1989,(1è éd. 1950), pp. 222 et ss.  
  13. °13 MAFFESOLI Michel. L'ombre de Dionysos. Paris, Le Livre de Poche, 1985, p.151.  
  14. °14 MAFFESOLI. op. cit. pp. 151 et ss.  
  15. °15 MANNHEIM. op. cit. pp.102-103.  
  16. °16 ELIADE Mircea. Le mythe de l'éternel retour. Paris, Gallimard, 1969. 10  DURAND. op. cit. p.359.