Bertrand Ricard

Corps à cordes


SOCIOLOGIE

En réduisant l'effet esthétique des musiques populaires et du rock en particulier à un "stimuli somatique", certains intellectuels témoignent non seulement d'un aveuglement coupable, ce n'est pas parce qu'une musique s'adresse au corps en premier qu'elle ne parle qu'à lui, mais surtout manifestent leur méconnaissance du monde de la musique et de l'importance du corps dans la création et la gestion du ciment social liant les musiciens dans l'exercice de leur "art"(1) . 

Même s'il ne revêt pas une importance aussi prégnante dans toutes les musiques, il est impossible néanmoins de sous-estimer le rôle communicationnel joué par le corps chez les musiciens. Dans la musique classique sa portée réelle est occultée par les observateurs car, hormis pour le chef d'orchestre où elle se traduit paroxystiquement, elle ne prend toute sa dimension qu'en coulisse, lors des répétitions et non sur scène. Faire du corps, l'instrument d'une dichotomie entre les musiques dites "nobles" et populaires est une hérésie que tous les musiciens du monde mettent à mal au quotidien.En effet, il n'existe pas un seul d'entre-eux qui fasse l'économie de toutes les "techniques du corps" existantes. 

Depuis les travaux des psychosociologues de l'école de Palo-Alto notamment, l'on sait que la communication non-verbale est aussi importante pour la compréhension d'une culture que les dialogues traditionnels. L'univers des musiciens ne fait pas exception  à la règle bien que son étude soit encore par trop négligée par les musicologues dans le milieu classique (2).  Si l'on examine ce qui est commun à tous les musiciens, il faut d'abord préciser que ces techniques sont appliquées dans un premier temps individuellement comme c'est le cas du placement des mains sur l'instrument ou de l'embouchure. Il n'est qu'à prendre un autre exemple de choix que tous musiciens connaît pour illustrer l'essor du phénomène : les techniques de relaxation et de respiration dites "continue" sont de plus en plus développées pour parfaire la technique instrumentale en complément de celle-ci et non au détriment de l'exécution musicale (3).  La médiation corporelle prend toutefois tous son sens lors du passage au collectif pendant les répétitions.

La compréhension mutuelle ou plutôt ce qu'Alfred Schütz appelle la relation de syntonie (4chez les musiciens s'exprime par dessus tout au moyen d'un pansensualisme, que ce soit par le regard, le toucher ou le "feeling"(5)  en général. L'expression corporelle ne se substitue pas complètement pour les musiciens classiques aux dialogues, qui seuls peuvent servir à retranscrire les messages importants portant sur la "vision globale" de la partition, sur le sens et la manière dont le morceau doit être interprété. En revanche, chez les rockers, de par l'absence de partition, de signes et de repères musicaux communs, l'empathie et l'extériorisation des sentiments remplacent les échanges verbaux traditionnels. Au contraire , dans certains cas, l'irruption de la parole indique que le groupe a atteint un point de "non retour" et signale l'échec de la répétition car les musiciens n'ont pu se comprendre, s'entendre et fusionner. 

De toute manière l'impossibilité d'obtenir un silence absolu limite l'importance de la communication verbale. La reliance passe essentiellement par l'échange de sons comme un "cordon ombilical" qui relierait les musiciens. L'échange n'a lieu que par la musique et souligne la synchronie en action. Paradoxalement, le groupe ne communique que verbalement dans les moments de tension et quand la symbiose repérée durant l'échange musical se déchire de part en part. La communication verbale tient lieu de révélateur et agit comme élément cathartique lorsque le groupe connaît des problèmes d'expressions et que ceux-ci deviennent par trop pesant. Il paraît plus difficile de traduire son émotion par des mots que par des notes surtout quand il s'agit d'exprimer une appréciation positive. Finalement, plus la communication verbale s'immisce dans la vie du groupe, plus l'implosion est proche et plus la répétition est pauvre du point de vue de l'émotion musicale. Martin Heidegger a d'ailleurs montré l'importance du silence et de l'écoute qui constituent à part entière des possibilités essentielles du discours. Pour lui, le silence donne forme à la compréhension mieux que ne le ferait la parole car l'articulation de l'ouverture peut aussi advenir dans le faire-silence, " la conscience discourt uniquement et constamment sur ce mode"(6) . 

Sur ce point le contraste avec la partie créative des répétitions est étonnant. Phase d'ébauche créatrice ou de débauche créative, l'on ne sait laquelle prend le pas sur l'autre, tant la ferveur, la fièvre imprègne les corps et les esprits. Lors du "boeuf", lieu où les musiciens atteignent une unité mentale, une cohésion totale et installent un climat d'exaltation, se révèlent les premières manifestations d'une fusion tant musicale qu'humaine. La joie de jouer se traduit visuellement par une gestuelle particulière. Les musiciens tapent dans leurs mains ou battent la mesure du pied; ils secouent la tête de bas en haut en cadence et les visages retranscrivent les émotions ressenties et véhiculées par la musique. L'unicité s'affirme à plein et chacun s'exprime sans retenue. Ils courent de gauche à droite, sautent en l'air, les dos se touchent. Ainsi telle note tirée sur une guitare prodigue une grimace, un rictus où se lie la plainte et le plaisir. Les musiciens s'exhortent mutuellement au moyen de sourires, de clins d'oeil. 

Sans toujours revêtir les outrances d'un Jimi Hendrix ou des musiciens de Hard Rock, pour qui l'on a parlé de guitare-sexe, voire d'une dimension "onaniste" et de guitare épée, le rapport passionnel entretenu entre le musicien et son outil, son instrument est un rouage essentiel à la constitution d'un pôle d'attraction. Le choix des instruments dans la musique rock, essentiellement des guitares, des claviers et des batteries ou percussions indique bien à quel point les musiciens font partie des derniers à encore utiliser des outils où comme le déclare André Leroi-Gourhan "la main du musicien est en motricité directe"(7) , ce qui multiplie à loisir les possibilités sur l'instrument : On le caresse, le frôle, le gratte, le touche, le secoue. Autant de termes qui signalent l'étroite connexion entre le sensitif et le technique et qui peuvent nous conduire vers la métaphore sexuelle. L'identification du musicien avec son instrument juxtapose une dimension artisanale à une dimension sexuelle, ce qui se répercute sur l'ensemble du corps, "victime de secousses", qui fait que l'on peut parler en quelque sorte de prothèse, de prolongement du corps. Quelques musiciens passent tellement de temps à pratiquer leur instrument que le simple fait de le poser ou de s'en séparer pour faire autre chose prend une dimension "tragique" et ébranle autant qu'une rupture. Ils ne peuvent plus s'exprimer et ne savent pas quoi dire, privés qu'ils sont d'un organe majeur(8) . Le geste, la dimension kinesthésique importent tant pour les musiciens et influencent si fortement l'exploration sensorielle de ces individus que les corps en deviennent des "corps à cordes"  faits pour vibrer et résonner en musique des pieds à le tête. 

Pourtant si l'on peut parler de prolongement de l'instrument comme un deuxième sexe, il faut savoir que le rock se déleste au profit de "l'orgie", de la masturbation ou de ce qu'ils qualifient de "branlette", imputable aux musiques qu'ils abhorrent telles que le jazz-rock et le classique. S'ils mettent l'accent sur la mémoire et les rythmes à partir du geste et de l'utilisation technique, celle-ci n'est jamais prédominante. Au contraire comme nous le disait un membre d'un groupe: " on préfère prendre un mec qui sent la musique et qui bouge bien sur scène plutôt qu'un mec qui joue à toute vitesse sans feeling et raide comme un piquet". Être rock, c'est mettre le corps en adéquation avec la musique jouée. Un musicien de cold-wave se doit d'être immobile et stoïque sur scène, il peut même tourner le dos au public. 

La notion de groupe, passe à la fois par l'unité physique, "faire corps" mais aussi par une unité psychique que vient renforcer le recours de plus en habituel aux basses fréquences permises par l'ajout d'une 5ème corde (si grave) sur les guitares basses. Aussi l'expression "se prendre du son" qu'utilisent les musiciens prend tout son sens et même certains types post modernes de musiques (techno, house) s'adressent directement aux ventres et accentuent volontairement cet effet. Sans jeu de mots, on pourrait se risquer à parler de "bad tripes" comme critère de qualité pour ces musiques. 

 Le corps jouit d'un réel prestige dans les musiques populaires de jeunes et ce phénomène n'est pas près de s'éteindre. Nous en voulons pour preuve que dans le rap, les danseurs qui officient sur scène et qui jouent un rôle clé à la fois pour le spectacle et dans la bande, (la posse) bénéficient du même statut que les musiciens. 

Les jeunes nous montrent une fois de plus à travers l'exemple des musiques qu'ils aiment et pratiquent que le corps tend à reprendre une place de choix, comme moyen d'évaluation du plaisir, entre autre, dans la vie de tous les jours et que l'on ne peut plus comprendre les rapports sociaux aujourd'hui et essayer de les analyser, en séparant comme cela a été le cas depuis une longue tradition, le corps et l'esprit. Pour ce faire, il faut dépasser la simple étude des looks, de la mode et des comportements vestimentaires pour s'intéresser à la véritable dimension esthétique que recouvre de nos jours le lien social. 

Bertrand Ricard, 1997


Cet article a été publié dans la revue SOCIETES

Notes :

  1. (1)  c'est notamment le cas de Ross McDonald et surtout d'Allan Bloom dans son ouvrage "L'âme désarmée", 1987, Paris, Julliard. 
  2. (2)  Alors que certains critiques et spectateurs reprochent encore à certains musiciens de trop bouger sur scène et de faire en quelque sorte du "cinéma", ce qui serait préjudiciable à l'exécution, ces mêmes spectateurs ignorent trop souvent, n'étant pas informés par les médias spécialisés" l'importance du rapport physique à l'instrument que l'ensemble des professeurs de musique inculquent à leurs élèves. Ce qui semble évident et même "excusé" pour les cuivres est pourtant tout aussi valable pour les "bois" et les "anches". 
  3. (3) un célèbre trompettiste de jazz, Dizzy Gillespie faisait remarquer non sans justesse que la sensation musicale de l'instrument démarrait du "cul" et que l'ensemble du corps doit ressentir la musique et non pas seulement le cerveau. Maurice André ne l'a jamais contredit sur ce point. 
  4. (4)  Schütz définit la syntonie comme "la participation dans le flux de l'expérience de l'autre selon le temps interne, cette existence continue d'un présent très fort en commun", "faire de la musique ensemble", une étude des rapports sociaux, in SOCIÉTÉS, n°1 pages 22 à27, Paris, 1984, (1971). 
  5. (5)  Le terme de feeling est un terme générique employé par les musiciens, mélange d'instinct, de flair, de nez, d'appétence et de goût. 
  6. (6)  Martin Heidegger "L'être et le temps", NRF Gallimard, Bibliothèque de philosophie, Paris, 1986 (1927), P 273. 
  7. (7)  André Leroi Gourhan "Le geste et la parole", Tome 2, La mémoire et les rythmes, 1965, Paris, Albin-Michel, collection Sciences d'aujourd'hui, P32. 
  8. (8)  Le saxophoniste de jazz, John Coltrane pratiquait son instrument près de dix heures par jour et comme il faisait remarquer à Miles Davis qu'il ne savait plus comment s'arrêter, ses solis duraient parfois près d'une demi heure, celui-ci lui rétorqua qu'il n'avait qu'à simplement ôter l'instrument de sa bouche.