Bertrand Ricard

Les groupes de rock : un exemple de rationalité affectuelle


SOCIOLOGIE

S'il fallait chercher aujourd'hui une "manière de commun dénominateur qui pourrait ainsi servir d'invariant fondateur de toute morale possible"(1), nous privilégierions le concept d'éthique de l'esthétique qui possède à la fois la double qualité de ne pas restreindre l'esthétique à un rang subalterne et surtout de renverser le paradigme "moral" désuet par celui d'éthique, plus approprié à l'époque. Une démarche qui rétribue toute sa valeur au sens des mots "interaction", "acteurs sociaux" et qui ne relève pas d'un mécanisme automatique. 

La question essentielle devenant quand Ego se lie à plusieurs Alters au sein d'une petite structure appelée groupe en vue de faire de la musique ensemble, selon les termes d'Alfred Schütz, quelles règles respectent-ils, comment ces règles s'imposent-elles à eux et comment en arrivent-ils à les respecter sachant que le plaisir, le véritable enjeu peut-être parfaitement immoral? Dès lors, il deviendra intéressant d'analyser la résurgence de l'éthique à l'intérieur des groupes institutionnellement "en devenir" et de rendre compte des moyens mis en úuvres par des membres pour préserver leur centre d'intérêt, ne seraient-ce que par des compromis, des renonciations et la nécessité individuelle de produire une "bonne performance" au sens goffmanien qui satisfasse esthétiquement les partenaires. 

Nous allons pour ce faire, nous restreindre au pôle éthique qui englobe alors le pôle esthétique et observer le jeu des questions-réponses entre le besoin de responsabilité nécessaire à la survie du groupe et l'application au quotidien du plaisir qui doit se maintenir parallèlement sous peine de voir s'effondrer le "pathos" consubstantiel au sacré et mis en évidence par la ritualisation extrême qui règne à l'intérieur de ces groupes. Nous tirerons alors un modèle éthique original et typique de cette fin de siècle prise en tenaille entre les restes de l'esprit démocratique de la modernité (égoïsme, instrumentalité, espace privé) et l'avancée postmoderne chargée d'incertitudes et la restauration du questionnement éthique, de l'espace public ainsi que de la fondation d'un lien social communautaire. 

Rien n'a réellement changé depuis Aristote, la fin recherchée est le bonheur mais un bonheur humain, terrestre. Pour les hommes, il s'agit de déterminer les moyens propres à atteindre cette fin sachant que celle-ci est pratique et humaine, c'est à dire qu'elle doit et peut être accessible à tous par des actions spécifiques. Pour Aristote, la vertu n'est pas réductible à une unité et, de la dispersion en formes multiples découle deux notions qui retiennent particulièrement notre attention aujourd'hui encore : l'amitié et le plaisir qui achèvent chacun à leur manière la vertu. Même si Aristote dénonce le plaisir qui nous intéresse au premier chef, ce qu'il appelle les formes inférieures de l'amitié, "l'amitié des plaisirs qui lie les jeunes gens" et même si la valeur des plaisirs varie considérablement d'un cas à l'autre, le sommet étant la vie contemplative de l'homme d'étude, il faut garder à l'esprit l'idée d'un inachèvement de la vertu si elle n'est pas développée au point de produire le plaisir lorsqu'elle passe à l'acte. Bien sur, la prudente éthique aristotélicienne s'accompagne d'une quête du juste milieu, d'une juste mesure par rapport aux circonstances historiques et sociales, nous savons tous à quel point cette éthique est celle d'une bourgeoisie aisée mais, par dessus tout et c'est ce qu'il faut retenir, elle se fonde sur la plaisir, sur ce qui est "bon". 

Dans la lignée de cette éthique, Guyau, Nietzsche et Weber dévoilent une triple critique de l'éthique kantienne dont on se réfère encore aujourd'hui, qui montre à la fois le visage complexe et pluriel de l'éthique actuelle qui prend une apparence ouvertement non rationnelle, relativiste et hétérogène notamment si l'on observe le rôle fondateur de l'esthétique et des sentiments qui en découlent. Par ailleurs l'éthique garde une perspective kantienne en maintenant un rôle régulateur à l'exigence de la rationalité. Une perspective qui permet de reconsidérer la question de la rationalité pratique. 

Fondés sur un libre consentement, les premiers effets de la socialisation à l'intérieur des groupes sont dominés par l'affectivité et par une très forte intériorisation, pourtant peu à peu, les groupes glissent vers un second type de socialisation plus fonctionnalisé et plus rationalisé. Avec un minimum de contraintes, le groupe change de signification pour chacun de ses membres. Il s'instaure un climat différent, synonyme de la genèse de l'appartenance sociale et de la socialité. Les membres développent un sens aigu de la subjectivité qui se traduit différemment dans les actes et dans les pensées. Individuellement et collectivement non seulement les choix, les vúux, les désirs, les sentiments moraux se transforment, mais la manière de les obtenir subit également des modifications. Les choix relèvent d'une "construction sociale". d'une entité diffuse, une somme d'individus A= (moi + a + b + c), le groupe devient une entité à part entière, un tout dynamique et formateur, le groupe A= A. Continuellement sous le regard d'autrui, sous le coup d'une intersubjectivité, le rapport à soi se reporte sur le rapport aux autres et sur les valeurs partagées. 

Chacun prend conscience du rôle qu'il doit jouer pour sauvegarder l'unité, pour préserver son bien le plus précieux. Des sentiment nouveaux font leur apparition, tels que la fierté, l'orgueil et parfois en contrepartie, la honte, les regrets et même la culpabilité. Outre une implication importante, qui peut même être totale dans certains cas, émerge ce que l'on peut définir comme un sens de la responsabilité. Les sentiments individualistes s'effacent et les partenaires font preuve d'une auto-sanction qui aboutit finalement à la création d'une subjectivité morale et à une structure normative commune. 

La vie du groupe s'impose dans son évidence comme le choix le plus souhaitable et au travers de cette affirmation un processus micro-social prend corps. Ce nouvel art de vivre dont tant d'autres groupes avaient fait l'expérience et pris en charge la promotion révèle à l'usage ses charmes et ses subtilités. Forme formante, le groupe génère un processus de responsabilisation qui peut être considéré comme un intensificateur de la vie interne qui, contrairement aux idées reçues n'ampute pas le vitalisme. Il y a un moment dans un groupe, comme dans une relation amicale et amoureuse où les sentiments réciproques font office d'éthique, où pour éviter le figement définitif des rapports, chacun des partenaires apporte naturellement des éléments nouveaux. Parce que l'on tient à autrui, puisqu'il participe à l'accomplissement de soi, on désire pousser cette amitié ou cet amour le plus loin possible et les efforts consentis pour les solidifier ne sont pas ressentis et conscientisés en tant que tels. 

L'apparition du sens de la responsabilisation qui se manifeste est induit et nullement imposé. Dans une perspective intersubjective, l'acte que je commets est réponse à l'autre, anticipation de cette réponse et en même temps affirmation de soi. Les sentiments possèdent des dimensions cognitives et conatives et débouchent alors sur une intelligibilité du social, sur une gestion de ces sentiments. Il faut admettre que sur ce point, les groupes de rock se situent en retrait par rapport à d'autres phénomènes typiques de la postmodernité la plus avancée, tels que la montée des intégrismes et des nationalismes, où la rationalité a bien du mal à percer et où les sentiments exprimés ne sont recherchés que pour eux-mêmes. Mais il ne faut pas mettre sur le même plan l'absence de finalité et l'absence de rationalité car même dans les actes les plus "incohérents" qui se propagent sans raison apparente, nous trouvons enfouis derrière un support rationnel, une rationalisation du social qui paradoxalement accouche de son contraire. D'ailleurs nous nous  rangeons à l'avis de Pierre Fougeyrollas pour qui non seulement "aucune doctrine éthique et aucune doctrine politique ne sont parvenues à éliminer l'irrationnel de la vie des individus et de celle des sociétés"(2) . 

Seuls les partisans d'une pure rationalité théorique, fermée, impersonnelle et monologique ont séparé la coappartenance de l'affectif et du rationnel. Dans ses passions, comme dans ses affects, l'homme trouve des raisons d'agir et rompt avec la liaison classique "passivité/passionné" et se trouve en étant parfaitement lui-même. Il faut rétablir la ligne brisée entre les sens et la rationalité non seulement pour comprendre que dans les groupes, l'activité morale est avant tout l'expression de manières d'être, de múurs, d'un "ethos" mais aussi, pour donner à l'unité des deux domaines enfin rétablie une capacité cognitive et d'en faire un instrument interprétatif valable. 

Emmanuel Levinas est le principal artisan d'une destitution de la suprématie d'une pensée qui "cherchait en soi le fondement de soi en dehors des opinions hétéronomes"(3) , il enseigne en effet à remonter vers une altérité donnant une dignité que le sujet ne peut aucunement se donner lui-même et prône la "dissymétrie éthique". Chez Levinas, tout s'enracine dans l'immédiateté d'une ouverture à l'autre, le "tu" l'emporte sur le "je", "l'individu s'ouvre à la précarité de l'autre". Maints chercheurs n'ont eu de cesse de railler une conception utopique des passions dont la dynamique serait intégralement redevable de l'autre et n'ont accordé aucun intérêt à cette "aptitude à être affecté" qui renvoie à une puissance d'emblée subjective. Pourtant force est de constater que les groupes accréditent le point de vue de levinas, celui d'une intersubjectivité dépassant la subjectivité, et qu'en quelque sorte le "tu" impulse le premier pas décisif d'une éthique du "nous". 

L'instrumentiste ou le chef d'orchestre, pour reprendre la métaphore utilisée par l'école de Palo Alto et par Paul Watzlawick en particulier (4), dans sa codification éthique, doit faire face à cinq cas de figures : la codification du rapport à soi, les codifications de l'intersubjectivité intime ( les autres membres du groupe), les codifications de l'intersubjectivité privée (les satellites du groupe et les amis), celles de l'intersubjectivité élargie (le public au sens large) et enfin l'intersubjectivité d'appartenance (le style pratiqué et le public frère). Le "je" a donc affaire successivement à "tu", à "nous", à "vous", à "eux" et à "il". Ballottée entre des mondes différents, tout porte à croire que l'identité est mise à rude épreuve et que s'intensifient à la fois l'identification et l'affectivité cognitive. 

Dans un sens, l'approfondissement d'une identité plurielle et diversifiée tonifie les processus d'appropriation, d'évaluation et de choix. C'est à la faveur de cet éclatement du "moi" que nous pencherons pour une rationalité limitée. À travers cette labilité, l'individu ou le groupe possède une liberté créatrice qu'il ne va pas laisser échapper. De la même manière que le "je" se construit de manière réactive et rétroactive au travers de l'affectation d'un "tu" dans lequel le "je" va se reconnaître, s'identifier puis se détacher peu à peu pour imposer sa différence, les groupes construisent leur spécificité sur une intériorisation acquise par identification. C'est en essayant de ressembler à un groupe reconnu que la petite bande découvre son identité et ses particularités. 

Transposés sur le plan moral, le processus est identique. la formation de l'identité morale des musiciens est indissolublement liée à l'intériorisation des sentiments moraux qui traduisent l'existence d'une communauté éthique dépassant le seul intérêt de ses membres. Ces sentiments de communauté d'appartenance induisent des comportements orientés vers la sympathie, la solidarité, la ressemblance et l'honneur. Le comportement individuel n'est plus interprété par l'autorité morale, c'est à dire le groupe même, qu'en termes de déception / satisfaction par rapport aux attentes placées en eux en tant que membre d'une communauté comme les instrumentistes se revendiquent. 

Ce schéma moral fondé sur la liberté interprétative  individuelle, sur l'auto-institution ne va pas sans flatter les ego, sans renforcer la dimension narcissique. En s'instituant soi-même comme sujet moral, il ne tient qu'à soi de se conformer au groupe, chaque membre jouit à la fois d'un sentiment d'exclusivité, d'un sentiment de puissance ainsi que du sentiment de sa valeur. Au travers de ce processus, l'agent s'approprie comme sujet moral ce qu'il est socialement. En quelque sorte, son être social se transmue en valeur morale. Chaque fois que résonne le morceau-phare  du répertoire, le musicien vibre en entendant son hymne, il reproduit son être social, en l'occurrence son appartenance groupale, sur le mode moral. Cette attitude fragilise une fois de plus la notion "d'acteur social" chère à Goffmann car jouer dans un groupe inclut aussi bien des comportements rapportables à un contexte normatif explicite que des comportements intériorisés, proxémiques, interprétatifs plus proche de l'analyse d'un Garfinkel. 

Tous les gestes infinitésimaux que les partenaires échangent, clins d'oeils, sourires et cris mais surtout les sons et les notes forgent le caractère du groupe, l'ethos que le répertoire comme mémoire collective sert à édifier ce que Jean-Louis Genard qualifie de Capitalisation de la valeur morale reconnue (5). La reconnaissance est qualitative et mutuelle, chaque musicien participe à l'évolution normative du groupe. Les liens sociaux qui se tissent confortent l'identification de chacun au groupe. L'ethos ne s'appuie donc que sur un monde "vécu en commun", un "lebenswelt" concomitant, dynamique, se faisant et se défaisant, prouvant une fois de plus la justesse des analyses de Berger et Luckmann sur la dissymétrie (encore un trait du baroque) des réalités subjectives et objectives. Pour garder à l'esprit l'idée de responsabilisation, le groupe de rock possède les caractéristiques d'un "lieu de responsabilités" reposant sur les compétences pratiques de chacun des membres mais à vocation locale, ce qui l'empêche de verser dans la dimension idéologique et hors de toute réalité de la responsabilité. 

En règle générale, les groupes parviennent à leurs fins et la dimension morale glisse vers une forme de sincérité, d'authenticité. En faisant rimer "vouloir" et "devoir", l'amour-propre, le respect et la dignité qu'éprouvent chacun se transforment au contact de la structure groupale en un sens de l'honneur. Mais contrairement aux indiens observés par Marcel Mauss, la notion d'honneur ne se fonde plus sur l'antagonisme et la rivalité (6). Tenir ses engagements, s'impliquer, donner le meilleur de soi-même ravivent non seulement, la connaissance de soi mais surtout tiennent lieu d'ambition personnelle. Dans la mesure où l'identification au groupe est ontologiquement première, où celle-ci débouche sur une sociologie des sentiments, c'est à ce niveau qu'il faut réexaminer la coappartenance de l'affectif et du rationnel. Un terme semble définir idéalement la situation, celui de "rationalité affectuelle". Dans un espace où l'on se conçoit, selon l'expression de la sollicitude et du "soi-même comme un autre" formulée par Paul Ricúur, il devient raisonnable de se faire plaisir, de partager le plaisir avec ses proches. 

Jean-Louis Genard démontre que la composante affective de l'investissement moral instaure une relation à forte intensité subjective et subjectivante entre la valeur et l'agent. La valeur ne vaut que par cette réappropriation subjective qui peut être quelquefois socialement cristallisée, par exemple autour d'une célébration de l'être et du sentir ensemble, et d'autre fois donner lieu à un véritable "travail" micro-social ou individuel de "désobjectivation", et par rapport à cet investissement affectif, l'approche fonctionnaliste des valeurs semble particulièrement déficitaire. Ainsi, la "moralisation" des objets ou des lieux se définit-elle précisément au-delà de leur fonctionnalité. S'il se noue entre les musiciens et leur groupe une relation, affectuelle au sens wéberien, il revient uniquement aux musiciens d'investir, de construire socialement la consistance et la forme de l'éthique. L'émotion joue un rôle clé à la fois comme "projection du sujet  et de ses croyances hors de lui-même, sur le monde, sur les objets, sur autrui mais aussi par un effet en retour, comme une absorption du sujet dans l'objet de l'émotion. Nous avons donc d'un côté une dynamique subjectivante mais en contrepartie une dynamique fusionnelle"(7). Les états affectifs se trouvent impliqués dans un processus d'adhésion, d'habitus actif et d'investissement personnel. 

Aussi, nous concevons le groupe comme une "communauté éthique" qui s'appuie sur la convergence des dispositions  affectives et cognitives au travers desquelles les partenaires vivent au rapport au monde, à soi et à autrui. "Lorsque la dominante y est affectuelle, ces dispositions apparaissent d'abord comme des structures préréflexives de positionnement et de pré-compréhension du monde. Elles doivent être comprises comme un effet induit par l'introduction d'un ensemble de codifications éthiques communes à cette communauté. Les  comportements des acteurs y sont non seulement compréhensibles au sein d'un champ d'activités mais dans l'ensemble de leurs gestes et de leurs attitudes.Toutefois en raison de la complémentarité de l'affectif et du cognitif, cette identification peut être reprise à un niveau réflexif, où elle sera alors revendiquée ou critiquée". Il s'opère à l'intérieur de chaque groupe une synthèse entre l'affectif et le rationnel qui réalise la convergence par la pratique de l'éthique et de l'esthétique 
 
 

Bertrand Ricard, 1996

 


Cet article a été publié dans la revue SOCIETES

Notes :

  1. (1) Préface de Claude Javeau à l'ouvrage de Jean Lous Genard " sociologie de l'éthique", L'harmattan, Paris, 1992, P.7  
  2.  (2) Pierre Fougeyrollas " L'attraction du futur", Essai sur la signification du présent, Sociétés/ Méridiens Klincksieck, Paris 1991, P.177.  
  3.  (3) Emmanuel Levinas "Totalité et infini", 1961, Paris, UGE, Le livre de poche, P.60.  
  4.  (4) Sur ce point se référer à l'ouvrage écrit en collaboration "Une logique de la communication", Points Seuil, Paris, 1980.  
  5.  (5) Sur ce point lire le chapitre 2, fondements pour une sociologie de l'éthique. Jean-Louis Genard "Sociologie de l'éthique", Logiques Sociales, L'harmattan, Paris, 1992.  
  6.  (6) Sur ce point, se reporter au chapitre 3 de "l'Essai sur le don", Nord-Ouest Américain, "l'honneur et le crédit". Marcel Mauss, "Sociologie et anthropologie", Quadrige, PUF, Paris, 1950, (1923-24).  
  7. (7) Jean-Louis Genard, 1992, op cité, P206.