Olivier Cathus

L'amant n'est plus dans le placard

ou l'ordinateur-adultère


SOCIOLOGIE

L'effervescence peut-elle être virtuelle ?

Ou plutôt : les réseaux informatiques de type Internet, et la réalité virtuelle , à travers le cybersexe notamment, peuvent-ils mettre leurs utilisateurs en état d'effervescence ? C'est pour essayer de répondre à cette question que nos deux groupes, le GRETECH et le GREDIN se sont réunis (sans que cela soit pour autant un remake, par groupes de recherche interposés, du débat entre Pierre Lévy et Paul Virilio).

Le Gredin, notre groupe sur l'effervescence (cf. le dossier réalisé par le Gredin pour Sociétés n°46, "Effervescence", Paris, Dunod, 1994), avait à première vue, une attitude quelque peu sceptique. Nous avions pris l'habitude de concevoir l'effervescence dans un cadre collectif en chair et en os . Live and direct. Ainsi l'effervescence, qu'elle soit festive ou agressive, avait assurément une dimension tactile, elle avait besoin de sueur. C'est d'ailleurs pour exprimer cette dimension qu'avait été proposée la notion d'âme-sueur .

L'âme-sueur recouvre un vaste spectre allant du sexe en acte à la fête ou au sport, depuis le "petit bang" d'un couple en train de faire l'amour jusqu'à la virile énergie d'une équipe de football quand la sueur collective est mise au service d'un "but commun" (comme dirait Mauss), ici en l'occurence le but adverse. Sans oublier la musique : en substance James Brown disait que la seule chose dont aient besoin ses successeurs pour conquérir le public est de "suer" : "they need to sweat... Qu'ils mettent leurs plus beaux atours et en suent une bonne! Je veux les voir tomber à genoux pour exciter le public...". Dans l'amour, sur le terrain ou sur scène, "il faut mouiller son maillot"!

L'activité des glandes sudoripares n'est pourtant pas l'indice de mesure des diverses formes de l'effervescence mais, derrière l'apparente naïveté du propos, ses à-côtés primitivistes, s'esquisse au moins une vision du phénomène. Ce scepticisme est à ne pas confondre avec le doute tendu comme le voile dissimulant le fait d'être "largué"...

Pourtant, comme qui dirait "à la vitesse où vont les choses", tout n'est pas si simple...

En ce moment même aux Etats-Unis, un procès est sur le point de prononcer le divorce pour "adultère virtuel" : la dame échangeait une correspondance érotique avait un certain monsieur, circulant sur le réseau America On Line sous le pseudonyme de "la Fouine"(Libération, 07 ou 13-02-1996). Jamais ils ne s'étaient rencontrés. Le mari demande le divorce. Son avocat connaît la définition de l'adultère donnée par le code civil (qui implique la pénétration) et le dictionnaire mais, dit-il, il ne faut pas hésiter, parce que les nouvelles technologies nous y conduisent, à revoir cette définition et la modifier en conséquence.

L'amant ne se cache plus seulement dans le placard et évidemment cela ne facilite pas les choses pour le mari qui voudrait lui règler son compte d'homme à homme. Il doit ainsi être prêt pour le trouver à traverser le pays, ou même partir au bout du monde, s'il veut lui faire passer le goût de recommencer. Et puis, allez la retrouver cette "Fouine" ? La voie du procès semble bien sûr plus simple à un Américain.

Quel peut être le procès-verbal de cette affaire ? Monsieur G. rentra chez lui à l'improviste, plus tôt que prévu. Sa femme surprise éteignit brusquement l'ordinateur familial (clickez sur "panique") et eut pendant quelques instants un comportement troublé, elle était comme émue, gênée. Intrigué le mari constata alors qu'une impression était en cours (pardi, dans l'affolement elle n'avait pas dû tout éteindre) : quelques lignes enflammées et éloquentes de l'amant. Le mari de s'en saisir puis de retrouver sur le disque dur les archives de cette correspondance érotique entre sa femme et la "Fouine"... Pénétration ou pas, il se sentait bel et bien cocu.

La liaison était réelle. Les amants ont toujours des possibilités immenses : celles de leur imagination. Dans le même ordre d'idée, les résultats de l'enquête menée par Rosa Freitas sur un réseau téléphonique brésilien (Rosa Freitas, "Les fantômes font du sexe au minitel ?", Sociétés n°50, Paris, Dunod, 1995) sont à ce titre surprenants : une majorité d'utilisateurs et de membres participants à ce réseau intérrogés disait éprouver plus de plaisir sexuel dans leurs relations téléphoniques que dans celles en chair et en os.

Dans notre cas, faut-il être ambidextre ? Etre capable certes de "se commencer" de la main gauche mais aussi de "se finir" pendant que la main droite pianote sur le clavier ? Le problème ne se pose pas au téléphone dont le combiné se case aisément sur l'épaule. Mais les maladroits peuvent être rassurés : il existe maintenant des accessoires qui, par secousses électriques sur certains points sensibles du corps, visent à recréer le plaisir du rapport physique. Et là, il n'y a plus besoin de l'autre, on peut jouer avec un cd-rom interactif où les plus célèbres actrices du X obéissent, non pas au doigt et à l'oeil, mais au doigt sur la souris qui devient alors une extension phallique. Ce qui faisait dire à un collègue vénézuélien que, finalement le "cybersexe" n'est que le perfectionnement de la technique dite "de la peau de banane" (utilisée à fins masturbatoires par les gamins). Tout ceci n'est que le dernier détournement en date d'une nouvelle technologie vers des fins érotiques ou sexuelles.

Tout ceci n'a bien entendu rien à voir avec le "virtuel", nous sommes en plein coeur du "réel", comme le faisait justement remarquer André Lemos lors de cette séance commune de nos groupes. L'informatique est créatrice d'un lien social qui n'est bridé ni par le temps ni par l'espace puisque l'on peut entretenir une liaison en directe avec quelqu'un situé à l'autre bout du globe (même si Virilio voit de l'inertie au bout de tout ça) et que l'ordinateur est en même temps une mémoire tendue vers l'avenir comme nous le montre le recyclage de musiques soul et funk des décénnies passées dans le rap d'aujourd'hui. Comme le font les rappeurs de Stetsasonic dans leur morceau "All that jazz" : "Rap brings back old r&b and if we would not people could have forget it". L'ordinateur se fait alors "chrono-naute" (sans bégayer) et, derrière ses masques futuristes, voyage dans le temps et nous ramène quelques bribes choisies du passé. Dans ce cas, la mémoire collective participe, en tant que base commune, à l'effervescence contemporaine quand, mêlée au rythme digital, apparaissent les ingrédients toujours aussi "mortels" et efficaces de ces musiques plus anciennes.

Mais l'utilisation des ordinateurs pour faire de la musique nous distrait quelque peu de la question. D'ailleurs nous nous sommes trompés de question : en effet, la virtualité en question n'est pas différente dans sa nature d'une partie de baby-foot comparée à une véritable partie de football. La question finalement est : l'effervescence sociale peut-elle être individuelle ?

La notion de syntonie, proposée par Alfred Schutz (Alfred Schutz, "Making music together (Faire de la musique ensemble. Une étude des rapports sociaux)", Sociétés n°1, Paris, Masson, 1984 ), peut nous offrir un élément de réponse. Ce "temps interne" est la possibilité pour un ensemble d'individu de vivre un "nous" au présent, un temps vécu hors du cadre temporel normal. Schutz utilisa cette notion pour décrire la relation des musiciens et de leur public.

Il suffit de prendre un fervent amateur de football assistant à un match important tout seul chez lui devant sa télévision. Le noeud du phénomène tient dans l'investissement partisan, partial et passionné. Un regard neutre passerait à côté et ne pourrait pas comprendre les réactions de notre téléspectateur engagé. Ainsi comment expliquer que le monsieur ait sorti son fusil et ait explosé son poste parce que son équipe a perdu ? Comment expliquer que, chez lui devant le poste, quelqu'un se lève, se torde, saute et se dresse sur son fauteuil, saisi de crispations libérées par moments en hurlant, en criant puis, plus tard se tasse, se fasse tout minus au fond du siège, se ronge les ongles, serre les poings et les fesses parce que son équipe joue, qu'elle est menacée, passe un sale quart-d'heure et que ce quart-d'heure est justement le dernier de la partie ? Comment expliquer que lors de ces grands matches, si la France, ou un club français, a le bonheur de marquer un but, on entend clairement une rumeur monter de tout le quartier ? Comment expliquer que tout le monde, chacun chez soi, se mette à crier au même moment et pour la même raison ?

Nous suggérons que le temps, s'il est vécu en commun, peut se passer de l'espace et, par conséquent, permettre cet état d'effervescence qui, s'il n'est pas pour autant virtuel, ni même individuel, n'en demeure pas moins un lien social vécu indépendamment de la présence de l'autre.

Notre mari jaloux, lui, peut même passer les portes la tête haute : ses "cornes" sont virtuelles.