Olivier Cathus

  Funk et effervescence


SOCIOLOGIE

« If you will suck my soul, I will lick your funky emotions »

 

LA MOROSITÉ

La morosité est notre lot quotidien. Alors rendons à notre époque ce qui lui appartient avant d'aborder le thème de l'effervescence. La morosité est ambiante, s'étale partout autour de nous, touche tous les domaines de la vie sociale. Notre approche peut donc sembler à mille lieues de l'air du temps et la recherche de l'effervescence paraître illusoire. Il y a eu effectivement des périodes historiques plus effervescentes que la nôtre... Il est vrai aussi que cette morosité peut s'avérer une mine d'or pour notre discipline qui s'est fait une spécialité des problèmes, malaises et autres fléaux sociaux et qui permet à certains sociologues de faire carrière sur le malheur des autres.

La morosité devient effectivement quelque chose de palpable. Toute la presse, générale ou spécialisée, se fait l'écho de cette présence persistante.

Même les arts et les sports en sont victimes. « Les temps sont durs », « la vie n'est pas rose, la vie est morose » entend-on fréquemment. « C'est la crise » nous dit-on, nous rabâche-t-on. Parfois quelques commentaires d'hommes politiques se veulent rassurants, « la reprise est à l'horizon » nous dit-on, pourtant quand nous aurons compris que l'horizon est cette ligne imaginaire qui s'éloigne à mesure que l'on s'en approche, ce n'est pas encore là que nous aurons de quoi nous réjouir... Mais les gens de ma génération entendent parler de cette crise depuis l'enfance et ce n'est pas le soi-disant « marasme économique » qui suffit à expliquer cette ambiance.

La morosité est molle, morne et monotone, la banalité même de ses adjectifs, leur facilité déjà vue, comme une patine due à leur pénible répétition nous entraînerait presque dans leur voyage au bout de l'ennui si nous n'y faisions attention : molle, morne, monotone. Elle est d'une platitude désolante et s'étale, rampante, cette morosité. Que l'on appelle cela morosité ou ennui ne change rien à l'affaire. La morosité est grise. Mais, pourtant, nous limiter à cette constatation serait se borner à une vision unidimentionnelle qui ne peut nous satisfaire, ni rendre compte de la dynamique du social. Nous dirons que notre travail sur l'effervescence se justifie par cette présence de la morosité, en ce qu'elle en est l'antidote, en quelque sorte.

L'EFFERVESCENCE

Évoquer cette morosité appelle l'effervescence car l'une comme l'autre font partie du même cycle. L'effervescence n'est que ponctuelle, en certaines occasions, et si elle peut durer un temps, elle ne peut en aucun cas être permanente. Emile Durkheim nous a montré qu'elle est à la fois fondatrice et revivifiante. L'effervescence serait alors un pôle de cette boucle, au terme de celle-ci ou lui donnant l'impulsion première pour tourner et continuer de tourner. Nous pourrions aussi bien parler de communion et de solitude, le cycle serait toujours le même. En effet, quel est le temps de solitude nécessaire ou supportable avant ce besoin et cette envie de vie collective ? C'est de ce balancement que part notre travail, du passage de l'individu isolé à la foule.

A ce point, la question se pose : qu'est-ce que l'effervescence ?

L'effervescence est une notion sociologique, donc "savante" et appartient, à la fois, au langage courant et au sens commun, au même titre que la morosité.

Emile Durkheim, dans "Les formes élémentaires de la vie religieuse", nous donne les éléments pour une analyse approfondie de ce que tout le monde sait déjà (?). Une seule phrase suffit : « Au sein d'une assemblée qu'échauffe une passion commune, nous devenons susceptibles de sentiments et d'actes dont nous sommes incapables quand nous sommes réduits à nos seules forces ; et quand l'assemblée est dissoute, quand, nous retrouvant seul avec nous-même, nous retombons à notre niveau ordinaire, nous pouvons mesurer alors toute la hauteur dont nous avions été soulevés au-dessus de nous-même » (1). Tout est là : la dimension collective, la chaleur, la passion commune et le soulèvement.

L'effervescence est un phénomène social, elle naît de cette dimension collective, quelles qu'en soient les formes, de la tribu à la masse, du groupe restreint à la marée humaine, l'essentiel est d'être dans le groupe et d'avoir le sentiment d'appartenance à ce groupe, ne serait-ce qu'en cette occasion précisément.

L'effervescence, c'est chaud. On retrouve cette idée dans le terme de "bouillonnement" qui est souvent utilisé dans le langage familier pour décrire l'effervescence. Au sens propre, physiologique, c'est la chaleur humaine, chacun a déjà pu remarquer qu'une assemblée dégage plus de chaleur sitôt qu'elle est festive bien sûr, ou même simplement concentrée. Ce qui fait parfois dire à celui qui pénètre dans la salle venant de se vider : « ça sent le fauve », ou, s'il ne dit rien, son premier réflexe sera d'aller ouvrir la fenêtre.

Cette chaleur peut être provoquée par une passion commune, comme l'écrit Durkheim. C'est la chaleur des sentiments. Cette passion commune est aussi bien un but commun, pour reprendre les termes de Marcel Mauss, un but, ou encore des sentiments, une croyance ou une foi commune. Par delà l'aspect collectif de ces sentiments partagés, ces éléments communs nous rappellent que de l'effervescence proviendrait même peut-être l'idée religieuse, comme le suppose Durkheim. Ce "religieux", ce qui re-lie les individus, est ce qui leur est commun, ce qui les anime aussi. La fête, même profane, « a pour effet de rapprocher les individus, de mettre en mouvement les masses et de susciter ainsi un état d'effervescence qui n'est pas sans parenté avec l'état religieux » (2).

Ainsi c'est dans les moments d'effervescence que l'on peut sentir se révéler l'âme collective dont l'âme individuelle est une portion.

Quant à l'idée de soulèvement, elle dévoile bien l'ambivalence de l'effervescence. D'un bout à l'autre de la grande chaîne des activités humaines, la fête comme la guerre sont des moments qui peuvent porter vers cet état d'effervescence. Le plus petit dénominateur commun de ces situations est peut-être que l'on puisse parler à leur égard de "soulèvement". L'effervescence est ce qui nous soulève au-dessus de notre niveau ordinaire, la dimension collective, la passion commune, la chaleur produite, tout cela nous entraîne et nous porte mais également nous redonne des forces pour la suite. L'effervescence est revivifiante quand nous manifestons en commun cette passion commune. Le soulèvement généré par ces quelques éléments répond aussi à une conviction profonde de l'auteur que « l'individu isolé manque d'énergie vitale » (3). Pour une fois, Durkheim semble tomber son masque de sociologue, oublier la distance habituelle, délaisser le "nous" académique pour le "nous-même" du sens commun, dévoilant une sensibilité généralement absente du traitement positiviste. C'est là une indication quant à la posture adéquate.

NE PAS RESTER DEHORS LA "CATHÉDRALE"

L'effervescence est un état, donc appartenant au domaine du sensible, la comprendre est -peut-être tout simplement de se laisser gagner par l'effet, de s'y abandonner. Elle demande notre participation.

L'effervescence demande de nous une attitude d'abandon.

Par une nuit d'hiver, lors d'une rave-party, organisée dans un tunnel d'autoroute en construction à La Défense, je m'ennuyais profondément entre les courants d'air et la musique techno que je n'aime pas, sur laquelle je n'arrive pas à danser et que je n'aime pas un point c'est tout. Avant de partir, lassé, je demandai à un "collègue" ce qu'il pensait de la soirée. Les yeux levés vers la voûte bétonnée il me répondit simplement : « c'est une cathédrale.., l » Qui est dans le vrai, celui qui observe et s'ennuie ou celui qui observe (?) et a vu la cathédrale ?

Peut-être le goût et le plaisir de la fête nous auront-ils guidés sur le thème de l'effervescence, plutôt que de nous résigner à baigner dans l'ambiance maussade d'une étude de la morosité. Après tout nous ne sommes pas là pour engendrer la mélancolie et l'ennui, cherchons l'antidote qu'est l'effervescence...

C'est dans cette perspective, et donc pour ne pas rester dehors la cathédrale, que nous allons illustrer cette notion d'effervescence par l'exemple de la Funk, qui me stimule plus que la Techno.

LA FUNK

Si vous pensez ne pas connaître la Funk, rappelez-vous simplement ce morceau sur lequel vous avez probablement déjà fait la fête, dansé et transpiré, je veux parler du fameux et irrésistible Sex machine de James Brown. Là, maintenant, j'imagine que vous voyez mieux de quoi il s'agit, y-a-t'il même encore des fêtes sans Sex machine au moins une fois dans la nuit ? Ici pour chauffer l'ambiance et déclencher la danse de l'assemblée réunie comme un réflexe, comme la réponse inévitable à l'appel, là pour ranimer une ambiance qui s'éteint, pour ramener les danseurs se dispersant en conversations mal à propos en ces instants d'effervescence...

Si la Funk est, ici et aujourd'hui, un ingrédient efficace de nombreuses fêtes et que, depuis quelques années, ce genre a suscité quelques vocations et qu'il existe de nombreux groupes à Paris, il convient de remonter à ses origines. Il faut inscrire cette musique dans son contexte, même si notre propos n'a guère de soucis historiques et s'attache avant tout à en détacher les grands traits et les thèmes-clés.

Ce que l'on appelle la Funk est une musique américaine, née au sein de la communauté noire à la charnière des années soixante et soixante-dix. Elle s'inscrit dans la filiation des musiques populaires afro-américaines, quelque part entre la Soul, la Disco et le Hip-Hop, dont fait partie le Rap. Les limites entre ces différents styles sont parfois floues. Leur vocation commune est, d'abord, de faire danser. Toutes ces musiques sont indissociables de la danse, c'est leur but commun.

Par son étymologie même, la musique funk est vouée à l'effervescence. Le mot funk dériverait d'un dialecte africain signifiant « transpiration positive », cette transpiration, sous-entendant la participation collective à un événement, est plus qu'une simple traduction corporelle de l'effervescence, comme nous aurons l'occasion de le voir un peu plus tard par ses fondements dans le geste sexuel. Il est amusant de remarquer également que l'on parle également de "fièvre" pour caractériser les chaudes ambiances festives, fièvre qui fait suer à grosses gouttes.

Nous disions que la morosité était assurément grise, tandis que l'effervescence est couleurs, le rouge-sang, le jaune-feu, le bleu-nuit... La Funk a les allures et les couleurs de la fête et porte en concentré cette pulsion festive que l'on retrouve dans la plupart des musiques populaires et qui conduit à l'effervescence. Tous les éléments sont tendus vers ce but. Les costumes de scène sont véritablement délirants et colorés, inspirés par les combinaisons de personnages de science-fiction inter-galactique, ou par les bijoux et parures en peaux de zèbre ou panthère de quelque tribu africaine imaginaire.

La musique elle-même se métisse des traits les plus extrêmes d'autres genres. La Funk, c'est, à la fois, le bruit de la guitare électrique du rock ou du blues urbain, les cuivres pétaradants et les longues digressions instrumentales du jazz, la tradition vocale issue du gospel, et poursuivie par la sou[, qui se mêle aujourd'hui avec des passages débités en rap, les percussions afro-cubaines, le tout allié au son de la guitare-basse, tantôt claquant, tantôt rond et moelleux, qui lui est propre, qui en est l'élément-vedette et donne une ligne rythmique, ligne rythmique qui serait comme l'épine dorsale de la musique et autour de laquelle viennent s'articuler et se positionner les autres instruments.

LE RYTHME ET L'ABANDON

La Funk est une musique toute tournée vers la danse, le rythme en est l'élément crucial. C'est lui qui va permettre le passage vers l'effervescence, celle-ci étant un "état second" vers lequel se tend toute la communauté investie dans l'événement, tant il est vrai que « dans toutes les cultures une part importante des manifestations motrices ou verbales inhabituelles a lieu à l'issue de la recherche d'un état second, dans le dépaysement mental, il faut admettre que les ruptures de l'équilibre rythmique jouent un rôle important » (4), comme l'a constaté André Leroi-Gourhan. La transe, qui est un état second et une des formes de l'effervescence, est, elle aussi un passage, c'est même d'ailleurs son sens premier d' "agonie", où déjà elle comportait les dimensions psychologique et sociale (5) et l'idée du balancement entre les deux que nous évoquions plus haut,

Ce passage appelle à nous positionner, nous repose la question de la posture.

Il faut s'abandonner, tout simplement, pour être porté par l'ambiance collective s'échauffant sur la base des valeurs et sentiments partagés, pour être entraîné par le rythme car « le rythme agit sur ce qu'il y a de moins intellectuel en nous, despotiquement, pour nous faire pénétrer dans la spiritualité de l'objet ; et cette attitude d'abandon qui est nôtre est elle-même rythmique » (6). Notre posture doit être celle de l'abandon, s'abandonner au rythme et aux événements afin qu'ils nous saisissent et aillent vers notre soulèvement. C'est cette idée que nous trouvons derrière le mot loose de la langue anglaise qui est fréquemment employé dans les textes de chansons, justement pour évoquer l'attitude adéquate à l'égard de la musique. Loose, nous pourrions traduire cela par libéré, détendu, débridé, dissolu, cool, tout disponible. Il faut "se laisser aller". C'est l'attitude de l'abandon, qui effectivement court-circuite en quelque sorte l'étape intellectuelle. En ces moments, là, il faut sentir plutôt que penser. Cela a beau n'être guère une tradition française, quelques uns de nos grands auteurs ont également cherché dans les voyages cette renaissance de leurs sens. Gide qui se dore au soleil : « je ne pensais à rien; qu'importait la pensée ? je sentais extraordinairement... ». Flaubert, en apercevant le port de Thèbes à l'horizon : « j'ai remercié Dieu dans mon coeur de m'avoir fait apte à jouir de cette manière quoiqu'il me semblât pourtant ne penser à rien -c'était une volupté infime de tout mon être ». Leur bien-être est intense, quoiqu'ils leur semblent ne penser à rien ! Pourtant, à l'égard des musiques populaires qui offrent ce passage vers le sensible, premier palier vers l'effervescence, les critiques émanant d'intellectuels n'ont pas manqué de s'en donner à coeur joie, ils mettent le doigt sur l'abrutissement, l'aliénation que provoquent ces musiques. Répondons, avec beaucoup de légèreté : ils n'ont rien compris, bien sûr (7). Tant pis pour eux...

Il ne faut pas s'imaginer que c'est tendre l'autre joue que de chanter « l'm stupid deep inside because l'm loose » comme a pu le faire Iggy Pop. Ce serait négliger le passage d'un état d'esprit à un autre, c'est un itinéraire déjà que de se détendre, lâcher la bride ou faire le vide pour être réceptif à ce qui va suivre. On n'a jamais dit que le zen était profondément stupide, comme l'on a pu dire que« l'idiotie des guitares est éternelle ». Ce passage part d'une discipline de l'esprit : « Free your mind and your ass will follow », « libère ton esprit et ton cul suivra » comme le dit, jamais à cours d'aphorismes et de slogans, George Clinton, le fondateur de deux groupes majeurs de la musique funk, Parliament et Funkadelic. L'abandon est une attitude, une posture intellectuelle. C'est une disposition d'esprit pour être sensible au traitement.

LA « MACHINE À FAIRE DU GROOVE »

Ce traitement funk change le rythme en groove, la Funk est une « machine à faire du groove », pour paraphraser Durkheim. Nous évoquions cette vocation à faire danser, on enfonce le clou du rythme en le faisant "groove" : hypnotique, obsédant, entraînant, répétitif certes mais imparable, "mortel" pour reprendre le mot juste de la langue vernaculaire. Par exemple, le groupe sur scène peut s'acharner et faire tourner pendant près d'un quart-d'heure la même courte boucle d'une paire de mesures pour parvenir à ses fins. A la différence d'autres genres musicaux au format plus rigide, couplet-refrain, avec un début et une fin, les morceaux de Funk peuvent s'étirer inlassablement tant que le groove tourne sans faiblir.

Groove se traduirait en français par "sillon". L'image la plus directe pour faire comprendre le groove est celle d'un disque noir en vinyle. Celui-ci est recouvert de sillons centripètes, c'est un disque microsillon, ou microgroove en anglais. Le disque toume sur la platine comme toume le rythme. Imaginons maintenant qu'une poussière vienne se poser sur un sillon, le diamant-lecteur vient buter sur celle-ci 33 ou 45 fois à la minute. Le disque toume alors en boucle, quelquefois la boucle est bonne et on pourrait être tenté de laisser s'installer ce groove qui fait danser aussi bien que si le disque se déroulait normalement. Il n'y a pas de funk sans groove, tout le reste de la musique n'est que de l'habillage, riche et clinquant certes, mais l'essentiel est ailleurs, c'est le groove : « faut qu'ça tourne ! »,

La Funk se présente également comme un antidote, une médecine, un remède, une potion. Elle revendique un pouvoir de guérison au même titre que les chamans. Le rythme est l'élément crucial. Il permettra le bouillonnement de l'effervescence. La musique utilise le langage de l'alchimie, ou de la cuisine, pour indiquer qu'il ne suffit pas de réunir les ingrédients pour "monter la sauce". Il faut le nez et le tour de main. Il faut "touiller", comme le chante dans un refrain le groupe parisien Malka Family, avant de nous inviter dans leur« grande marmite de Funk » pour en reprendre une cuillerée, et de dire simplement : « voilà, c'est rien que du funk.,, mais c'est bon ! ».

De la cuisine au ventre il n'y a qu'un pas, La funk parfois, se propose même de résoudre les problèmes digestifs. Ainsi le groupe de George Clinton, Funkadelic, Contre l'état de diarrhée mentale ou de notions constipées dont sont victimes ses concitoyens, le groupe leur offre la musique qui leur fera rendre de plus dignes excréments, « music to get your shit together », le groovalax !

Il est clair que cette musique parle au ventre, notamment quand celui-ci est visé par les vibrations de la guitare-basse (prononcez : la "bâsse"), ses fréquences, en bénéficiant d'une massive amplification sonore, s'adressent directement au ventre, passent par lui avant même que l'on puisse parler en terme d'écoute. Ces vibrations qui touchent au ventre participent bien sûr efficacement à la mise en effervescence de l'audience, voire à sa transe.

Si nous reprenons ce lien entre la musique et le ventre dans le morceau évoqué, il faut dégager deux niveaux d'analyse, l'un social et l'autre imaginaire.

Le premier niveau est une lecture sociale. Sous le couvert de combats extraterrestres dans l'espace, de parodies de La guerre des étoiles par exemple, George Clinton, dans de nombreux textes, évoque l'affrontement du Bien et du Mal, le combat entre la vraie et la fausse musique funk, la version authentique de la rue contre celle expurgée et aliénante de la culture de masse, synonyme du contrôle social et symbolisé par le Méchant tenant les foules hypnotisées par son pâle et insidieux ersatz. Ce sont, derrière les déguisements, les tribulations de la communauté noire dans l'Amérique du pouvoir blanc qui nous sont décrites. Et nous retrouvons là l'ambivalence de l'effervescence et du soulèvement. La Funk, à côté de sa dynamique hédoniste, ne manque pourtant jamais de manifester son hostilité au pouvoir en place.

Voici un exemple assez révélateur de ces deux visages de la Funk et du soulèvement. En face A, on commence par chanter, sur un rythme nerveux, Fight the power, qui inspirera Public Enemy quinze ans plus tard, puis on termine en face B par une ballade lente, si lente qu'elle se danse allongé en bonne compagnie entre les draps, le genre de chose qu'il ne viendrait pas à l'idée d'écouter seul... Cet exemple est un album des Isley Brothers dont le titre sert de concept fédérateur aux deux faces : The heat is on. La chaleur est là, c'est la constante de chacune des situations.

LA TRANSPIRATION CHAUDE, ANTIDOTE DE LA PEUR

Intéressons-nous plutôt au deuxième niveau d'analyse, imaginaire celui-là.

Gilbert Durand, avec Les structures anthropologiques de l'imaginaire, nous délivre quelques clés pour faire le lien entre les grands traits de la Funk et les phénomènes d'effervescence. Nous suivions un itinéraire, point par point, guidés de l'un à l'autre par une compréhension intuitive, sentie, une conviction, peut-être difficile à exprimer autrement que par une pensée "sauvage" jusqu'à ce que cet ouvrage nous dévoile les mêmes correspondances, confirme que nous étions sur la bonne route d'un point à l'autre et nous donne le vocabulaire adéquat. Toutefois plutôt que de sacrifier le langage commun, nous essaierons ici une voie intermédiaire puisque l'itinéraire, quoi qu'il en soit, reste le même.

Le premier pas consiste d'abord à replacer la musique funk dans le "régime nocturne de l'image" auquel elle appartient.

La nuit d'abord inquiète. Je suis un quidam, le commun des mortels qui s'angoisse à la voir tomber. Je me pose la question, cette angoisse serait-elle une expression du fait humain ? Je sens, comme une conviction viscérale, qu'elle remonte jusqu'à nous directement de l'aube de l'humanité. J'ai bien à ma disposition tout un attirail pour conjurer cette angoisse, depuis la lumière électrique jusqu'au téléphone, mais rien ne vaut la compagnie. Les schèmes du régime nocturne, effectivement, se tendront vers la domestication de cette angoisse que l'on veut croire primale, angoisse du temps qui passe. On apprivoise, on adoucit par des processus d'euphémisation qui peuvent parfois tendre à l'inversion. « L'antidote du temps ne sera plus recherché au niveau surhumain de la transcendance et de la pureté des essences, mais dans la rassurante et chaude intimité de la substance ou dans les constantes rythmiques qui scandent phénomènes et accidents »(8), ainsi la peur des ténèbres et de la chute deviendra descente. La descente est ce qui nous permet d'apprivoiser cette peur de la chute, ce qui joue avec nos frayeurs jusqu'à en trouver l'antidote qui les feront plaisir.

C'est une curieuse ironie : le soulèvement est une descente. En effet, la descente, présentée par Gilbert Durand en tant que schème dominant du régime nocturne, est très semblable au "soulèvement" engendré par l'effervescence que nous relevions dans l'oeuvre d'Emile Durkheim,

La Funk, dans sa capacité à provoquer l'effervescence, est descente et soulèvement, pour éviter la chute et la platitude. Le terme funk pré-existait bien avant la musique du même nom, il dériverait de lu-Jkki, du dialecte ki-kongo, qui signifie comme nous le disions "transpiration positive". Cependant, au-delà des aspects festifs, le premier rôle de cette musique pourrait bien être d'aider à vaincre la peur. Dans son télescopage avec la langue anglaise, le mot d'origine africaine est devenu funk. Le sens s'est inversé, s'il s'agit bien toujours de transpiration mais c'est maintenant la "sueur froide", la peur. La funkiness, inscrite dans le contexte américain de l'époque, est la peur bleue de l'esclave face à son maître (9). Puis, d'une manière plus générale, l'adjectif funky désigne la sueur bien sûr mais aussi, avec une forte connotation sexuelle, toutes les sécrétions du corps humain et leurs odeurs, celles du corps moite. Il est intéressant de suivre l'évolution du sens, nous remarquons ici un processus très courant dans la plupart des argots, à savoir l'inversion sémantique, une expression à l'origine péjorative, voire insultante, pourra devenir positive.

Ici le but de la Funk est de vaincre la peur, changer la "sueur froide" en< chaleur intime et collective, et conjurer celle de la nuit en faisant de celle-ci le moment propice à la fête. Ce que Gilbert Durand appellerait un « processus de double négation », « le gouffre transmuté en cavité devient un but et la chute devenue descente se transforme en plaisir » (10). La transpiration est une forme du lien social, cette "viscosité" du corps social en communion dont parle Michel Maffesoli.

Tout se passe comme si se rejouait toujours le même premier geste, après tout le rythme, qui tient le rôle crucial dans l'événement, dérive bien du geste sexuel. Ce .geste sexuel a produit le feu primitif né du frottement rythmique, comme nous le montre Gilbert Durand dans son jeu de correspondances érudites (11)). Le rythme né de cette union conjure la malédiction du temps qui passe en le renvoyant à un écoulement cyclique, la peur se mue en un rituel revivifiant, c'est bien là l'effervescence. On rejoue encore et toujours cette même première union, on mime une nouvelle fois l'accouplement et les gestes sont toujours à la fois fondateurs et nostalgiques.

Tout dans la musique Funk, et avant elle dans la bien-nommée Soul, héritières d'une longue tradition alto-américaine, elle-même possédant encore quelques impressions africaines, part de cette scène. Si, à l'origine, la Funk est le principe féminin, la "Mère-Nature", c'est dans l'union des principes masculins et féminins qu'elle existe et prend tout son sens. En effet, comme a pu s'amuser à le relever Bachelard dans sa Psychanalyse du feu, le feu sexualisé a très souvent été un symbole masculin tandis que le féminin serait froid et humide (12). Evidemment ce sont des sottises, pourtant la Funk n'est rien d'autre que le produit de cette union et de cette confusion du chaud et de l'humide. C'est ainsi que se dessine le chemin vers l'âme.

« If you will suck my soul, I will lick your funky emotions »

Nous disions que l'effervescence était une expression de l'âme collective.

Nous ne lançons pas un débat sur une question aussi épineuse que celle de l'âme. Admettons simplement la localisation génitale de l'âme dans cette tradition. Emile Durkheim, dans son chapitre sur "la notion d'âme", n'infirme rien de cette idée. Le fait que l'âme soit "principe de vie" ne la contredira pas non plus, ainsi que la partielle confusion existant entre l'âme et le corps, associée à l'autonomie étant généralement prêtée à l'âme. Encore une fois, les mécanismes du désir parce qu'ils sont plus complexes que n'importe quel mouvement du corps, peuvent nous amener à comprendre cette localisation de l'âme et son "autonomie". Il est des réactions plus mystérieuses que le fait de bouger un membre dont on sait que les muscles réagissent à une impulsion nerveuse, et dont les mouvements suivent les angles que permettent les articulations entre les os.

On comprend mieux le sens évident, trop évident disent certains, de la formule de George Clinton : « If you will suck my sou[, I will lick your fttnky emotions ».

Le Funk est une manière de mettre l'âme en feu, nous l'aurons bien compris.

De même que nous comprendrons que parler de l'âme n'est pas juste un procédé facile pour éviter la censure. Citons, pour faire bonne mesure, cette chanson d'Edwin Starr, du label Tamla Motown. Le médecin vient de lui conseiller de ne plus voir cette femme : son coeur est au bord de la crise, mais qu'importe s'il ne lui reste qu'une nuit à vivre, il la vivra dans le feu de l'amour, se sacrifiera à ce brûlant désir et lui répétera encore une fois : « You've got my sou[ on fire ».

C'est banal m'a-t'on dit. Oui, cette histoire d'âme placé où je pense, c'est banal, c'est évident, on le sait déjà... Que dire alors ? Que tout est question de posture ? Qu'il y a un fossé entre la connaissance théorique abstraite et l'expérience qui finit par mélanger la connaissance et la conviction ? Je crois effectivement que c'est tout ce que je peux dire...

La foi peut-elle déplacer des montagnes ? Elle peut au moins bâtir des cathédrales. La mienne a la raie au milieu, mon âme se dresse et s'y presse entre les lunes. Nous vivons notre âme-sueur.

Olivier CATHUS


NOTES

(1) Durkheim E., Les formes élémentaires de la vie religieuse, Paris, Le Livre de Poche, Librairie Générale française, 1991, p. 370-371.

(2) Op. cit., p. 640 Moscovici S., La machine à faire des dieux, Paris, p. 61 : « C'est une conviction profonde chez Durkheim, son postulat, l'individu isolé manque d'énergie vitale. fl demeure incapable de s'intéresser au monde extérieur. Il obéit aux routines, se traîne et réagit, comme un neurasthénique, par l'apathie et l'indifférence envers ses semblables. Solitude et impuissance vont de pair pour lui. Seule la société peut l'en délivrer, et l'homme devient alors plus grand que l'individu. Eue le stimule, exalte ses forces et l'incite à accomplir des actions de toutes sortes, fl parvient à dépasser les limites des sens, prend plaisir à s'associer, à penser la réalité autre qu'elle ne l'est ; bref il devient capable de concevoir et de vivre l'idéal. C'est-à-dire la divinité, l'espace, le temps et les autres catégories de l'entendement qui expriment la société sous une forme plus élevée ».

(3) LEROI-GOURHAN A., Le geste et la parole, « la mémoire et les rythmes », Paris, Albin Michel, coll. Sciences d'aujourd'hui, 1965, tome 2, p. 99-100.

(4) LAPASSADE G., La transe, Paris, POE, colt. Que sais-je ?, 1990, p. 3.

(5) SÉDAR SENGHOR L., L'homme de couleur, p. 309-310.

(6) Pour une défense de l'esthétique populaire, Richard Shusterman donne des arguments quand, comme moi, « la plupart de ceux qui s'enthousiasment pour la culture populaire ne pensent pas que la critique intellectuelle soit assez pertinente ou assez puissante pour mériter qu'on y réponde. Ils ne voient pas la nécéssité de défendre leur goût contre les prétentions abusives d'intellectuels rigides et bornés, de même qu'ils ne voient pas la nécéssité de trouver une justification ailleurs me dans le plaisir largement partagé qu'il leur donne », in L'art à l'état vif pour le chapitre "Le défi esthétique de l'art populaire", Paris, Les Éditions de Minuit , coll. Le sens commun, 1991.

(7)

(8) DURAND G., Les structures anthropologiques de l'itnaginaire, Paris, Bordas pour la lém édition de 1969, Dunod 1992 pour la présente, p. 219-220.

(9) Pour l'étymologie, cf. SHUSTERMAN R., op, cit., p, 158 (10) DURAND G., op. cit., p. 230.

(11) Op. cit., p. 378 à 390.

(12) Sottises empruntées à un traité de chimie du xvw siècle, alors que les féministes ne viennent pas m'incendier, c'est le cas de le dire... dans BACHELARD G., La psychanalyse du feu, Paris, Gallimard, 1949, p. 82. N'est-ce pas pourtant les mêmes traits du masculin et du féminin que l'on retrouve chez Shango et Iemanja ?