Olivier Cathus

LA SUDATION DU MONDE

ou la fleur qui a poussé sur une poubelle

  (L'âme collective et la sueur)


SOCIOLOGIE
 
Quel est le point commun entre James Brown et l'Olympique de Marseille, dites-moi ?

Ils "mouillent le maillot".

Ou encore : quel est le point commun entre ces amants enlacés, enfièvrés de leur étreinte, et ces manoeuvres sur le chantier, portant casque obligatoire et courbant l'échine sous le fardeau des sacs de ciment ?

 
Toujours le même. La sueur.
 
La Funk ? La fleur qui a poussé sur une poubelle. L'âme-sueur prend la place des sueurs froides pour vaincre la peur. Notre corps bouge, notre corps s'anime. Nous suons. Cependant... "Se faire suer"! Voilà une expression familière qui en dit long sur la considération dont jouit la sueur sur l'échelle des sécretions corporelles. "Se faire suer" : une euphémisation qui la place juste au-dessus de "se faire ch..."!
 
La sueur est cette trace que le corps hygiéniste s'emploie à éliminer, ou à dissimuler avec force déodorants et anti-perspirants. Elle est la marque des laborieux, des travailleurs manuels, des laissés-pour-compte, des combattants sur le front. Elle est la marque de l'effort, voire de la lutte. Elle en devient le symbole, comme le sport. Dernièrement, l'Olympique de Marseille, à la peine en championnat, s'est retrouvé en conflit avec ses supporters qui commençaient à boycotter l'équipe et à la siffler dans son antre, le Stade Vélodrome. Plus que la défaite, le public reprochait aux nouvelles recrues prestigieuses du club de ne pas assez s'investir. De ne pas "mouiller le maillot". Car "à Marseille, même pour perdre il faut savoir se battre", comme l'écrivait Jean-Claude Izzo dans "Total Khéops", son polar marseillais.
 
L' "huile de coude" est le carburant de l'effort. Sa matière première. Si la sueur est cette manifestation déconsidérée du corps humain, elle est aussi un des indispensables ingrédients des scènes d'effervescence. Plus que la simple traduction corporelle de cet état de conscience collectif.
 
La Funk, cette musique afro-américaine qui connut son âge d'or au coeur des années soixante-dix, nous révèle en concentré la place cruciale que prend la transpiration. Allons en son coeur. Dépouillons-la de ses oripeaux et de ses flamboyants costumes : sous les peaux de zèbres, sous les cuirs cloutés, les combinaisons inter-sidérales de pacotille, sous le strass, les plumes et les paillettes, demeure la sueur. La matière première donc. Le strip-tease n'est pas intégral, la nudité est couverte par la sueur ruissellante sur la peau.
 
Remontons maintenant plus avant, vers les origines. On raconte que le mot dérive du terme lu-fuki qui, en dialecte ki-kongo, signifie "transpiration positive", à comprendre dans sa dimension d'enthousiasme collectif. Après quelques tribulations, comme celle d'avoir été enfourné en fond de cale d'un vaisseau négrier, il devient "funk" en anglais. Le sens s'est inversé, s'il s'agit bien toujours de transpiration, c'est maintenant la "sueur froide", la peur. La "funkiness" désigne alors la peur bleue de l'esclave devant son maître.
 
Par extension, l'adjectif "funky" renvoie également, avec une forte connotation sexuelle et péjorative, à toutes les sécretions du corps humain et leurs odeurs, celles du corps moite.
 
Le processus propre des cultures populaires consiste à souvent inverser sémantiquement un phénomène, le retourner à son avantage, peut-être en s'évertuant par exemple à "faire contre mauvaise fortune bon coeur", à "voir le bon côté des choses".
 
Le but de la funk consiste désormais à vaincre la peur, à changer la "sueur froide" en chaleur collective, à donner à la fête son âme-sueur. dit de la musique funk qu'elle est "la fleur qui a poussé sur une poubelle", notamment en référence à son inscription urbaine, au coeur de la grande ville industrielle, au coeur par exemple de Détroit, la "motor-town" américaine.
 
De Bruce Lee au Dalaï Lama, de Mohamed Ali à Bob Marley, les nouvelles figures dominantes de nos panthéons profanes entrent ici. Au-delà de ces personnages charismatiques, le monde occidental s'est irrémédiablement sorti de son "splendide isolement" pour aller rencontrer les autres cultures. Il s'orientalise en se ressourçant à différentes pratiques et disciplines, asiatiques notamment, qu'il s'agisse du bouddhisme, du yoga ou des arts martiaux.
 
Mais si les occidentaux se sont tournés vers les cultures orientales pour ce qui est de l'épanouissement personnel et la connaissance de soi, c'est au sein des cultures noires qu'ils ont retrouvé ce qui leur manquait de l'enthousiasme collectif.
 
En parlant d' "orientalisation du monde", l'anthropologue Gilbert Durand considérait qu'aussi bien les cultures asiatiques qu'africaines appartenaient à nos "Orients mythiques". C'est ainsi que le XXème siècle a fait la nouba, a fait la java, a fait la bamboula. Cependant, ici, pour nous concentrer sur l'influence des cultures noires et du Sud, il sera plutôt question de sudation du monde.
 
La sudation du monde évoque à la fois le Sud, sa chaleur et la sueur. Dans la fête, chacun n'est qu'une rasade d'huile de cette mayonnaise qui se monte à plusieurs.
Dans un enthousiasme communicatif et hyper-énergique, Carlinhos Brown et sa quinzaine de musiciens sont "lâchés" sur scène. Chacun se renvoie la balle pour faire éclater les solos par dessus cette fantastique "machine à faire du groove" qu'est le groupe. "Suco do suvaco" s'exclament les musiciens, le nez collé à la touffe sous le bras, le bras levé et plié sur la tête. Et le "jus d'aisselle" ruisselle pour envelopper la fête, pour lubrifier la transmission de la vibration, le passage de l'âme-sueur.
"Dans la musique, personne ne transpire par hasard. On transpire parce que l'âme bouge, qu'elle aime bouger, qu'elle ne veut pas se cacher. Dans le sang, elle aime la clarté que chacun possède et qui appartient à tout le monde. Elle veut transformer tout ça en beauté. La musique dissoud l'être humain et toi, tu transpires. Quand la musique ne fait pas transpirer le corps, elle fait transpirer les yeux et tu pleures".
 
"Quand tu l'écoutes, c'est tellement "funky" que tu transpires instantanément! C'est vraiment HOT!" La sueur, chaude et humide, joue le même rôle que jouait le vin, lui aussi chaud et humide, dans les rituels dionysiaques. Tous deux contribuent à mettre les âmes en commun, à donner naissance à l'effervescence et son âme collective.
 
"And this automatically throws us either down under and/or out back. (...) It's most improbable that anyone will ever know exactly who is enjoying the shadow of whom". Duke Ellington introduit par ces quelques mots sa suite "The Afro-eurasian eclipse", inspirée du constat de Marshal McLuhan : le monde s'orientalise. Peut-être les marges sont-elles saisies d'un repli frileux, peut-être le leurre des "purifications ethniques" en aveugle-t-il plus d'un, néanmoins nous ne pouvons nier l'omniprésence de cette orientalisation du monde au sein de nos sociétés occidentales.