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Le propos de ce petit article est de montrer le lien pouvant exister entre les cultures populaires de la jeunesse et la rue, en présentant un des produits de leur association : la "Street-Vibe", la vibration de la rue, que nous définirons plus loin. Nous nous attacherons essentiellement à dégager les notions et le sens figuré de chacun des termes pour voir enfin la place que tient la "Rue" dans l'inscription et la transmission d'une forme culturelle populaire, en l'occurence le Hip-Hop, et nous laisserons à d'autres compétences le soin du relevé de terrain ou des pures tranches de vie. "Bootsy" : "Rap music today is what funk music was to us in the seventies. Rap music keeps us able to identify the street vibe."(1) "Bootsy" Collins est une "légende" de la musique funk américaine, strass, étoiles et paillettes, un "fada", comme il se doit pour ce type de personnage, et surtout un virtuose de son instrument, la basse. Il jouait dans les groupes de James Brown et George Clinton, dont les disques sont certainement les deux sources principales du rap. Certes cet homme-là est bien placé pour dire que "le rap nous garde la possibilité d'identifier la vibration de la rue", on n'est pas pour autant obligé de prendre ce qu'il dit au pied de la lettre, surtout quand on lit cela dans la joyeuse pagaille des notes de pochette d'un de ses albums. Pourtant c'est cette notion de "street vibe" que l'on voudrait évoquer pour résumer le propos de ce texte, une fois admis que c'est toujours le rap qui permet aujourd'hui, dans la France urbaine, d'identifier cette "vibe". La "street vibe", littéralement, signifie la "vibration de la rue". La "vibe" est une notion importante des cultures urbaines afro-américaines. Elle est souvent associée à la musique, et il ne faut pas oublier que le funk comme le rap, par exemple, sont des musiques jouant aussi sur le registre physique du son, principalement les fréquences basses, celles que l'on écoutent par le ventre. Le lien entre la "Vibe" et la Basse est établi, par exemple, par le groupe de rap new-yorkais, les Jungle Brothers : Feel the Vibes surroundin' me, Feel the Bass come down on me "(2) (Sens les Vibes qui m'entourent, Sens la Basse qui me tombe dessus) La vibration est donc ce que l'on peut palper, sentir. C'est une expérience du "sens par les sens" pour reprendre une expression de Pierre Sansot. Cette "Vibe" est à prendre comme une ambiance, ce qui se dégage d'un lieu et d'une situation. C'est une pulsation, ce qui fait "le fond de l'air", ce que l'on peut "sentir", mais aussi les formes que tout ceci peut prendre par le biais de l'évolution d'une musique, d'une mode, de l'argot, d'une attitude. Il faut aussi comprendre cette vibration comme étant l'élément qui rassemble. L'emploi du terme "Tribu" est fréquent dans le monde du Hip-Hop. C'est la "Tribe", les "Vibes" rassemblent la "Tribe", et nous reprenons les Jungle Brothers qui utilisent l'image d'un collier de perles, où les perles sont les gens et le fil est la "Vibe", celle-ci désignant notamment le rythme ("Hands in the air and everybody will sing as they hang to the rhythm like the Beeds On My String "), pour dire ensuite que "The Vibe is what mentally connects the Tribe ". Les "Vibes" positives sont notamment celles qui se dégagent des moments de communion, associées au son de la musique, entraînant la danse et "animant" le rassemblement puisque justement elle le provoque et lui donne son "but commun" et "connecte mentalement" : "Feel the Vibes..."
Si elle est associée aux moments festifs d'effervescence, elle peut aussi être un "niveau de conscience" ("a level of consciousness " toujours pour citer les J.B's). C'est cette conscience, telle qu'elle est à l'oeuvre dans le rap, qui donne la possibilité d'identifier la " street vibe". Le funk était la musique afro-américaine dominante dans les années soixante-dix. Le funk donnait la street vibe. C'est chronologiquement le chaînon entre la soul music et le rap. C'est une musique de danse, urbaine, et une des expressions de la culture populaire afro-américaine. La transition avec le rap, au départ, s'est faite dans la continuité, le rap n'a pas remplacé le funk mais le funk est devenu rap, ou plutôt les premiers rap étaient encore du funk, et avaient des thèmes avant tout festifs. "The Message", un morceau de Grandmaster Flash en 1982, est considéré comme l'ouverture du rap sur la réalité sociale des ghettos noirs de New-York que ses acteurs vivent aux jour le jour : "It's like a jungle sometimes, it makes me wonder how I keep not going under "("C'est comme une jungle parfois, je me demande comment je fais pour ne pas craquer")(3). Désormais la description de cette réalité sera un des thèmes centraux, le rap ne viendra plus simplement de la "rue", il en parlera également et affirmera ses origines.
Qu'est ce que c'est la "Rue" ? Nous allons l'évoquer très rapidement, schématiquement, pour le tout-venant dans un premier temps, puis ensuite pour le B-Boy (ou "rappeur" dans le langage du tout-venant)... Afin de typifier les caractères, nous nous permettrons, dans le passage suivant, de grossir le trait en nous inspirant de représentations véhiculées par un imaginaire urbain nourri de "faits divers" plus ou moins marquants ayant pour théâtre l'environnement du vécu quotidien, la rue et les grands ensembles d'habitations. Faits divers qui font l'amalgame entre "zoulou" et délinquant, ou entre un groupe de jeunes dans la rue et la racaille, tandis que les jeunes voient dans le "beauf" la menace d'un dangereux raciste, susceptible de les "canarder" depuis sa fenêtre.
La Rue fait peur. Les autorités craignent toujours les mouvements agitant la rue, lus comme autant de germes de révoltes ou de menaces de l'ordre public. On dit qu'un climat d'insécurité s'est instauré... Mais pendant la journée la Rue est l'artère de vie du quartier, elle est aux passants, les ménagères y font leurs courses, ça brasse en tous sens mais ce sont les personnes âgées qui s'installent sur les bancs publics et palabrent paisiblement et ce sont les enfants qui s'y attardent en sortant de l'école, s'y amusent et s'y chamaillent. C'est seulement quand tombe la nuit que la rue prend un tour plus inquiétant. Sa "clientèle" change et les groupes de jeunes qui s'y attardent semblent avoir des mines patibulaires aux yeux de monsieur et madame "tout-le-monde" qui se demandent "mais pourquoi restent-ils là, on est tellement mieux chez soi ?" Ils imaginent que des affaires louches se négocient dans leur voisinage. Et ces jeunes ont d'autant plus des mines patibulaires et un regard menaçant, aux yeux des "braves gens", qu'une part d'entre eux est "un peu plus foncée" qu'eux. C'est certes triste à dire mais ces réaction frileuses existent sans qu'il y ait besoin de grossir le trait en les évoquant. On croit avoir repéré de sombres trafics, des histoires de drogues dans les caves ou aux alentours de la cité. On s'inquiète de voir les banlieues devenir des poudrières, on sent une tension... et monsieur et madame se répètent "qu'on est tellement mieux chez soi", une expression qui sous-entend que l'on y est en sécurité, enfermé à double tour. Les jeunes d'une cité ont pignon sur rue. Le trottoir est presque une extension du palier, du logement, et ce n'est pas un cliché ou une supposition de dire que, quand les familles sont nombreuses, celui-ci est bien souvent trop exigu pour le nombre de personnes y demeurant. Il y a de la place dans la rue, un muret pour poser les fesses devant la cité, à côté de la cabine téléphonique, et quand il fait froid il reste les halls et les cages d'escaliers. Il existe aussi des lieux plus enviables... Intervient ici la distinction entre le privé et le public. Roberto Da Matta l'illustre bien en l'étudiant à Rio où la sphère du privé est représentée par la maison et celle du public par la rue, toutefois la distinction se fait entre "la rue" et "sa" rue où "la place est comme un salon "(4). Nous avons essayé de schématiser la manière dont les "jeunes des cités" "pratiquent" la rue, mais c'est surtout "leur" rue, et c'est un processus d'appropriation d'un espace qui est en jeu. Nous allons préciser ces comportements et attitudes en les illustrant du visage que prend la "rue" dans la culture Hip-Hop en rappelant qu'une part importante des "B.boys" sont, aussi, des "jeunes des cités". On retrouve dans le Hip-Hop cet ancrage sur "sa" rue, sa cité, son quartier. Paris et sa banlieue. La grande métropole est en fait l'assemblage de milliers de villages et le Hip-Hop, en tant que culture urbaine de la rue, exprime très fortement cet aspect de la ville. Le sentiment d'appartenance au quartier s'exprime aussi par l'appelation "homeboy". Le "homeboy" c'est le pote du quartier. Qu'il soit rappeur ou grafeur, l'artiste dédicace son oeuvre à ses "homeboys", au "quartier". On ne peut pas comprendre ce lien entre la "rue" et le Hip-Hop sans voir que c'est sa dimension micro-locale qui lui donne sa force. C'est parce que l'on retrouve ou croise ses "homeboys" dans la rue que l'on peut se sentir "chez soi" dans sa rue ou son quartier. Et s'il existe ce besoin d'un territoire alors il existe aussi des formes d'appropriation d'un espace. La rue est à tout le monde mais elle sera un peu plus à celui qui s'y pose, ponctue de sa présence le flux des passants et se trouve, avec ses "homeboys" un "petit haut-lieu" pour reprendre le terme de Michel Maffesoli (5).
Reprenons quelques lignes du groupe Suprême N.T.M. : "Et nous voilà partis. La rue nous appartient, la nuit au milieu des klaxons dans la ville, nos pas résonnent, sonnent et me donnent l'impression de peser une tonne. Kool Shen, Joey Starr remontant le boulevard. Pas à pas mais pas à part. Pas à l'écart des regards des gens qui nous jugent à l'apparence sans un gramme de bon sens. Je ne vous ferai pas l'offense de vous dire ce qu'ils pensent mais peu importe car on arrive à la soirée qui vient d'ouvrir ses portes "(6) La "Rue" est l'univers du Hip-Hop, son visage laisse apparaître en filigrane celui de la "Banlieue" dans la version française. La "Rue", qui donc est pour beaucoup la banlieue, est la matière et le support de cette culture, et la première caractéristique de celle-ci est d'être urbaine. Chacune de ses disciplines, la musique, la danse et la graphisme est un exemple d'expression urbaine. Ainsi les tags et les graphs sont dans la rue, sur nos murs, dans les transports en commun, sur les terrains vagues, ils colorent et décorent ses espaces, ce qui est une manière de se les approprier de façon sauvage, ce qui ouvre à l'amalgame, fait par certains médias, entre ces pratiques artistiques et le vandalisme. La bande sonore du hip-hop, le rap, ré-introduit la rue dans sa musique à travers la notion de bruit. Le bruit urbain. La violence de ce bruit. Derrière le beat et les "bâsses" on injecte les sons de la rue : sirènes, crissements de pneus, foules etc... (et des coups de feu, ceci tout particulièrement dans le cas du rap américain).
Il y a cette interpénétration constante entre le fond et la forme. Le hip-hop nous parle de la rue en même temps qu'il nous la fait entendre, quant aux graphs on notera que le fond, c'est à dire le mur utilisé, est aussi important que les personnages ou le décor qui y sont figurés. La rue est plus qu'un support, c'est la matière même. Dans son ouvrage sur l'Esthétique populaire Richard Shusterman rappelle "l'interaction entre l'organisme vivant et son environnement "(7) avant de nous expliquer que la force esthétique de l'art populaire passe par l'expérience, que l'on doit "se ré-introduire dans le domaine de la vie ordinaire. L'essence et la valeur de l'art ne résident pas dans les seuls objets d'art mais dans la dynamique et le développement d'une expérience active au travers de laquelle ils sont à la fois créés et perçus " (et c'est notamment au travers du funk et du hip-hop qu'il illustre ses dires). C'est la force de l'expérience de la rue qui donne sa force esthétique au hip-hop : "L'univers de la rue a fait naître deux poètes " disent dans un rap les Suprême N.T.M. ou encore "l'expérience de la rue, mise en paroles et musique, travailles la tu verras, elle sera ton arsenal " conseille Pablo Master(8) sur le versant raggamuffin du mouvement. Son univers inspire la poésie et son expérience offre une arme car on sait que "it's like a jungle sometimes" et qu'elle, "La rue, combien d'enfants a-t-elle emporté, en a-t-elle eu et abattu, je ne sais plus "(9). On doit apprendre à l'école de la rue, il faut connaître les règles du jeu, la "loi de la jungle", ses codes, pour ne pas tomber dans ses pièges ("La rue ce piège, ce milieu dangereux, se referme sur ceux qui, comme moi, y naissent et deviennent grands "(10)). Il faut avoir l'expérience et les connaissances nécéssaires, savoir, selon N.T.M. que "les business illicites sont habituels et nécéssaires car nos lois de survie ne sont pas les mêmes " mais que ce ne sont pas de bien méchants crimes que ceux-là en comparaison de ceux qui n'ont pas lieu dans la rue, comme le clame le groupe Assassin : "la Justice nique sa mère. Le dernier juge que j'ai vu avait plus de vice que le dealer de ma rue "(11). Qui connaît la rue doit pouvoir y disparaître, en savoir tous les interstices, recoins, planques, raccourcis coupes-gorge et cachettes pour pouvoir prendre la poudre d'escampette en cas de besoin. On remarque bien parfois la manière dont un groupe dans la rue se disperse en deux temps, trois mouvements, le tout mine de rien, dès qu'un camion de police passant par là s'arrête proche de leur hauteur. Etre libre comme le vent et disparaître... Aussi est-il frappant de noter que l'on identifie souvent sa force à celle du vent dans le cas du rap français, le vent, cet élément fluide qui s'engouffre dans le moindre espace, le moindre interstice. Le vent qui chasse les nuages, le vent qui diffuse le pollen... Le vent qui est une forme de la "street vibe". "Qui sème le vent récolte le tempo ", le détournement de ce proverbe par M.C. Solaar(12) est maintenant célèbre. Le vent peut y être vu comme l'agitateur mais le sens du proverbe original est inversé si l'on admet que récolter le tempo est une récompense, à la différence de la tempête. Autres exemples, les groupes Suprême N.T.M. et Assassin se réclament du "Nord", ou du "Grand Nord" (de la Capitale) car originaires de Saint-Denis et du XVIIIème arrondissement de Paris, pour eux le vent devient offensif, comme une arme : "le nord attaque une fois de plus en rafales ", "le vent vient du Grand Nord soufflant le toy ", un ingrédient pour réussir "je n'ai que trois ingrédients le mistral, mon micro et ma formule secrète "(13). Le vent, c'est encore et toujours d'être "libre comme le vent". "Qui sème le vent récolte le tempo" peut aussi signifier que celui qui se dépense dans le sens du désordre récoltera la "street vibe" qu'est le tempo et c'est ce même vent qui pourra la répandre comme un pollen ?
Si la "street vibe" peut nous servir à caractériser une culture populaire et urbaine comme le hip-hop c'est parce qu'elle demeure, ou se veut, comme le vent, sauvage et indomptable. Nous allons maintenant essayer de montrer que la Rue peut servir de foyer à cette vibe, à ce vent, et voir le rôle qu'elle tient dans l'inscription d'une culture musicale populaire, et dans un deuxième temps, dans la diffusion de cette culture au sein de la société. Pour cela nous allons introduire la rue et sa vibe dans une paire de cycles qui se superposent. Nous ne prétendons pas pouvoir disséquer ces théories appliquées à notre exemple, mais ces deux cercles nous permettent par l'image qu'ils offrent de visualiser clairement la dynamique de celui-ci.
Nous disions plus haut que la rue, la nuit, fait peur aux "braves gens". S'y attroupent et y traînent quelques bandes de jeunes vite assimilées à la petite "caillera" (racaille), comme en d'autres temps y traînaient les "blousons noirs. On a pu les assimiler dans certains quotidiens aux "nouveaux barbares", que l'on attend dans la crainte. Le premier cycle est une illustration de la Théorie Cyclique d'Ibn Khaldun. Selon celle-ci l'Histoire nous révèlerait, à partir de la distinction entre nomades primitifs et sédentaires civilisés, que les empires sont fondés sur la "force de cohésion". Les nomades s'emparent de ces empires car leur force de cohésion est plus grande, ils sont plus rudes et se partagent leurs conquêtes, mais petit à petit leur rudesse se dissipe, "leur fortune s'étend; ils sont encouragés aux plaisirs, puisque maintenant ils ont les moyens de les satisfaire. Bientôt ils recherchent le luxe en toutes choses : vêtements, nourriture, résidences, montures, esclaves..."(14), ils perdent leur valeur guerrière et leur force de cohésion et finissent anéantis par de nouveaux nomades rudes qui s'appuient sur les leurs pour prendre la place... Ce schéma cyclique nous offre un raccourci de l'évolution et la succession, depuis quelques décénnies, des différentes musiques populaires, qu'elles ne soient que modes ou rattachées à une culture. On pourrait n'y lire qu'un conflit de générations, en remarquant au cours de ce siècle, l'apparition de la jeunesse en tant que "classe sociale" ou "cible commerciale", selon les opinions. On remarque que certaines de ces musiques, comme le rock ou le rap, reposent entre autres sur l'idée simple que si quelqu'un trouve à l'écoute que "ça fait trop de bruit" c'est qu'il est trop vieux. L'Histoire de ces courants musicaux nous montre de bien nombreux exemples où les anciens rebelles, qui étaient à leurs débuts considérés comme "subversifs" et tiraient leur créativité de cet esprit, s'empâtèrent jusqu'à être surnommés "dinosaures" et que d'autres plus jeunes et plus rudes viennent pour leur prendre la place... Mais l'évolution des styles musicaux ne saurait être réduit à un conflit de générations. Si effectivement les jeunes prennent la relève, c'est avant tout parce qu'ils possèdent les vertus et les valeurs de la Rue. Ce sont ces dernières que nous allons essayer de cerner. Dernièrement la mass-médiatisation du hip-hop l'a lancé dans ce cycle, cycle sur lequel vient se superposer un deuxième cycle, le Cycle Socio-Culturel, tel que l'a nommé Abraham Moles(15). Ce cycle se forme en reliant les différents points que sont les créateurs, leur micro-milieu, les médias et le grand public. Si l'oeuvre part de son créateur, elle touche d'abord le "micro-milieu" de celui-ci. Interviennent ensuite les médias qui puisent dans ce micro-milieu comme dans un vivier ce qu'ils diffuseront au public en l'adaptant plus ou moins à certains critères de format et de contenu allant dans le sens d'une plus grande accessibilité. L'oeuvre passe par ce filtre et arrive donc aux oreilles du public, qui en retiendra le "common knowledge". Le cycle se boucle et repart avec l'artiste, qui fait lui aussi partie du public, et dont les créations sont elles aussi liées à cette série d'étapes et à la manière dont elles sont perçues, digérées avant d' influencer ces mêmes créations. Cette superposition des deux cycles nous montre ici comment le hip-hop, et le rap en particulier, a émergé du ghetto new-yorkais, ou des banlieues françaises(16), pour passer le cap difficile de la diffusion par les mass-médias, cap difficile car il impose le filtre aseptisant de ces derniers. Stade où intervient la "récupération", ou le dilemme : soit toucher le plus grand nombre avec un message et un format plus standardisés et quelques contraintes, soit rester authentiquement "pur et dur", ne faire aucun compromis mais ne toucher que les initiés(17). Ce dilemme entre la fin et les moyens a déclenché des débats au sein du mouvement hip-hop, le "mouv' ", comme il l'avait déjà fait en d'autres situations semblables, notamment dans celle du rock alternatif quelques années plus tôt. Les médias et l'industrie du spectacle, qui lancent les modes avec une ponctualité saisonnière, cherchent en permanence la "chair fraîche" qui alimentera leurs productions, qu'ils trouvent à l'écoute des cultures de la rue, de la street vibe, et où ils puisent comme dans un vivier. A ce stade, nous le disions déjà, il faut arrondir les angles, cibler son créneau, promotionner le produit, avec parfois le risque, ou la volonté, de le vider de sa substance durant ce processus de médiatisation. Il y a deux scénarios possibles : prendre un "faux", le créer en tant que "produit" (à visage humain et inoffensif) ou prendre un "vrai", c'est à dire quelqu'un qui s'illustre au sein de son micro-milieu, le mouv' encore underground et confidentiel, mais ayant déjà une solide réputation au sein de celui-ci, pour l'adapter ensuite au format adéquat. Et c'est dans cette version que, parfois, l'artiste ayant "signé", s'est "vendu", donnant un visage nouveau, un de plus, au vieux mythe de Faust. Quelqu'un qui "trahit" la base perd du même coup la "street vibe", le respect de la base et la crédibilité.
Nous avons vu, tout au long de cet article, que la Rue est à la fois un berceau de culture, une jungle fertile, et, en même temps, la courroie de transmission qui permet la diffusion d'une culture populaire dans les médias à l'écoute de sa pulsation, de sa vibration. Mais la Rue reste intransigeante, alors qu'elle commence à voir ses originaires se "sédentariser" au sein du premier cycle, demeure en même temps garante de la rudesse et de "l'authenticité" toujours. Car c'est toujours d'elle que viendront les prochains conquérants du cercle connectés avec la vibration, la "vibe".
Ainsi ces notions centrales dans le rap de respect et de "street-credibility". Le respect, dans la culture hip-hop, est tout d'abord une revendication héritée des mouvements noirs américains pour l'égalité durant les années soixante et n'a pas encore, aujourd'hui, été satisfaite. Le respect est également une valeur que l'on doit inspirer au sein du mouvement pour être reconnu et exprimer à ceux que l'on estime, notamment par le biais des dédicaces. Ces dernières sont également un élément important rappelant l'aspect communautaire de ce mouvement, elles sont portées à l'intérieur même d'un morceau de rap, en introduction ou parfois, sur disque, les auteurs réservent même un morceau entier aux seules dédicaces et remerciements. Les dédicaces sont aussi sur les graphs ou les notes de pochettes de disques.
La "street-credibility", la crédibilité aux yeux de la rue, est une notion essentielle à la compréhension de l'inscription du mouvement sur la rue, où ici la rue fait office d'épreuve de vérité. A elle on ne ment pas. La street-credibility, la "street-cred", concerne quiconque se réclamant du hip-hop. Il doit "montrer patte blanche", doit pouvoir dire d'où il vient : son quartier, son expérience de l'univers de la rue, ses "homeboys" regroupés en "posse", "dis-nous qui tu connais, on te dira qui tu es", enfin bref c'est en jouissant de cette crédibilité que l'on peut s'affirmer "authentique". La street cred' fait office, au sein du mouvement hip-hop, d'A.O.C. (Appelation d'Origine Contrôlée) sauvage.
Ce que nous avons vu, je pense, dans ce texte c'est que la Rue représente, pour ceux qui en viennent ou s'en réclament, un univers et une série de valeurs lui étant rattachées. Le lien existant entre les jeunes, ici sous la forme du mouvement hip-hop, et la rue repose sur le sentiment d'une appartenance réciproque. De même en essayant de dégager les principales caractéristiques des musiques populaires, arrive l'idée simple et lapidaire, qu'avant tout le reste, ce qui fait qu'une musique soit populaire est qu'elle appartienne à ceux qui la font. Et la street vibe, la vibration de la rue, est 'expression de cette dynamique enracinée sur la Rue et appartenant à ses acteurs.
C'est de la rue que part la pulsation populaire qui anime également la culture de masse. Cette culture de masse serait, dans cette perspective, la récupération et la standardisation d'une forme populaire quand celle-ci est entraîné dans le cycle socio-culturel. La force et la dynamique du populaire réside dans son enracinement sur la rue, et ses manifestations garderont "la flamme", tant qu'elles seront connectés avec la street vibe. C'est par l'intermédiaire de cette vibration, qui est la gardienne de son "âme", qu'une culture populaire de la rue, comme le Hip-Hop, peut circuler hors de son univers en diffusant cette vibration et en ayant la puissance de l'émettre jusqu'à d'autres strates de la société.
Olivier Carthus
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