Extension du domaine de la lutte

ou la lutte des classes version coït contre branlette. 



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Philippe Harel en s'attaquant à " Extension du domaine de la lutte " de Michel Houellebecq s'est attelé à une tâche difficile. L'on peut dire qu'il s'en sort avec les honneurs surtout dans la partie finale du film ne figurant pas dans le livre à l'origine.


Harel construit son film en se calquant à la trame centrale du livre. Pour parvenir à ses fins, qui est de s'en tenir au livre, du moins dans ses trois quarts, Harel utilise une double " voix off " qui perturbe un petit peu le spectateur au début de la projection: une voix neutre, celle du narrateur et une autre voix, celle du " héros", pour simplifier disons celle de Philippe (Michel dans le livre). Il reprend des dialogues entiers du livre et multiplie les ajouts et les citations d'autres livres de Michel Houellebecq, principalement ses poèmes et parfois même, l'on se surprend à entendre des phrases du roman si controversé de l'année dernière " Les particules élémentaires ". Harrel a pris le parti de reproduire les attitudes physiques de Houellebecq, sa manière de parler à " bout de souffle " et surtout sa singulière manière de fumer, avec abondance et en tenant sa cigarette entre l'annulaire et le majeur.

 

Or, ce choix n'est pas du meilleur goût. Si Harel a voulu rendre " notre héros " antipathique, il y arrive aisément. L'on prend très vite le personnage central, curieusement absent au monde (un témoin cruel et résigné), muet et comme " ailleurs ", en grippe. Ce "pseudo détachement" atténue la thèse du livre qui ne prend sa consistance qu'avec l'arrivée à l'écran de Tisserand (Bruno Garcia fantastique dans sa tentative effrénée de contrer sa misère sexuelle). Harel en prenant les tics de l'auteur parisien et en devenant, comme le signale Télérama, une sorte de "Harouellebecq " désamorce l'aspect vital du roman. L'on vient presque à trouver " normal " son échec sexuel tant Harel rend son personnage odieux. Jusqu'à la scène avec Catherine Mouchet, une psychiatre particulièrement sensible, il semble même évident que Harel déteste son personnage.

 

Or, pour montrer l'horreur du présent, vu avec le regard lugubre de Houellebecq, il existait d'autres moyens que de gonfler à l'excès cette noirceur humaine. Harel a volontairement assombri le trait et porté à l'écran, l'éventail complet de la misère humaine pour mieux condamner notre époque. Mais fallait-il vraiment nous imposer, cette galerie peu reluisante de vomissure, cette masturbation dans les toilettes d'une boîte de nuit, cet amoncellement de vaisselle sale et de cendriers débordants jusqu'à ras bords et ces bouteilles d'alcool vides ? Ce n'était pas la peine d'en rajouter, car Harel arrive à plusieurs reprises par ailleurs, grâce à quelques détails, à rendre compte avec sympathie, à la fois de la médiocrité de la vie de son personnage et surtout de sa "souffrance d'être soi" qui le mène jusqu'à la dépression : le message sur le répondeur disant : " C'est sûrement une erreur, mais vous pouvez laisser un message ", ou son errance solitaire dans les rues de Rouen ou le soir du nouvel an suffisaient amplement et en disaient plus long que cette accumulation de détails plus ou moins sordides qui nuisent à la valeur globale du film.

 

À ce moment précis, la stratégie cinématographique d'Harel atténue la portée politique du livre pour la déplacer uniquement vers une philosophie misanthrope. Le film glisse vers une caricature de l'humanité, pas un personnage n'échappe au massacre et exploite la veine néanmoins réussie de ce point de vue là, du dégoût de l'humanité mais également de son film. Quand Harel vomit son alcool, il crache surtout sa haine du monde. Mais heureusement le film connaît un rebondissement et reprend peu à peu, une tournure beaucoup plus intéressante. Avec l'arrivée de José Garcia, le film sert réellement la cause qu'il défend et se met au service du roman et de la thèse principale quil développe : le libéralisme a donné naissance à un libéralisme sexuel encore plus sauvage qui se manifeste par une distribution inégale du bonheur sexuel. Certains hommes ou femmes auront plusieurs partenaires au cours de leur vie, d'autres au contraire n'auront aucun partenaire. Houellebecq montre comment nos sociétés capitalisent tout à l'extrême. L'homme devient lui-même une marchandise, une monnaie d'échange. Proche des théories de Bourdieu sur le libéralisme, la théorie de Houellebecq ajoute un capital de plus, sexuel ou de séduction à l'armada déjà remplie mise en évidence par le sociologue du Collège de France. Mais la réussite sociale n'a aucun rapport avec la réussite sexuelle ou sentimentale. L'on peut avoir réussi socialement, c'est le cas de Tisserand et être encore puceau à 28 ans comme lui. Ce qui peut sembler réactionnaire, car Houellebecq accuse la génération 68 d'avoir promu indirectement le libéralisme, en relevant les barrières de l'interdit ne l'est pas à bien regarder les choses. Car dans le film, il ne s'agit pas uniquement de sexe, mais surtout d'amour et de solitude. Les hommes présentés au centre médico-psychologique souffrent avant tout du manque d'amour que leur condition ne leur permet pas d'obtenir. Harel montre comment notre société en capitalisant la beauté et la silhouette rend la vie difficile. Une publicité pour la marque de produits naturels " Body Shop " s'inspire en partie du pamphlet houellebecquien et écrit : " Vous êtes 6 milliards et il n'y a que 6 tops models au monde " ! et tente d'insuffler un vent de rébellion contre la dictature de la beauté et de l'apparence. Houellebecq décrit une société trop empreinte d'images stéréotypées qui n'ont pour but que de créer du conformisme moral et physique. Hors de ce modèle, point de salut ! Houellebecq dessine un monde cruel où non seulement les choses sont difficilement réversibles, en dépit de sa lutte jusquau bout de la vie - il meurt sur la route et ne peut se relever de sa prise de conscience définitive de son échec sexuel - Tisserand ne peut simposer comme un " modèle de fantasme pour les femmes plus ou moins jeunes " mais surtout, il restera tragiquement marqué à vie de ses échecs sentimentaux adolescents. Houellebecq montre qu'un homme qui ne séduit pas ou qui ne peut séduire est un mort en " sursie". Comme dans " La domination masculine " de Bourdieu, Houellebecq démontre que les femmes sont à la fois victimes de ce système, si elles aussi ne peuvent réussir à séduire, mais qu'elles tiennent également les règles du jeu, en étant les objets à séduire et à capitaliser.

 

Le libéralisme sexuel conduit à la misère sociale et mentale, voilà la grande réussite du film et du livre. Car, ce livre est bien un livre révolutionnaire au sens où, il redessine la carte de la lutte à mener et prouve à quel point l'homme devra abattre les traditionnelles attributions des rôles sociaux vouées respectivement aux hommes et aux femmes. Houellebecq se situe lui aussi sur l'échiquier du freudo-marxisme en n'isolant pas la lutte contre le libéralisme de ses répercussions psychiques et mentales. Il faudrait relire Reich et sa vie pour comprendre à quel point son discours était néfaste pour le capitalisme et comment il était devenu nécessaire de l'éliminer quand il déclarait que l'amour et la sexualité nécessitait un apprentissage très jeune, pour mieux se préserver des tabous, sources de la future " psychologie de masse du fascisme".

 

Harel a volontairement changé la fin du film et redistribué une lueur d'espoir, apparue également depuis l'achèvement de ce premier roman dans l'oeuvre de Houellebecq. Harel réalise en quelque sorte un film humaniste car une fois libéré du poids social et du regard de l'autre, de nos désirs artificiels et créés de toutes pièces par le commerce généralisé, l'homme peut s'en sortir par l'amour de l'autre et abolir définitivement son désir d'accumuler du capital. Une réplique dit que le bonheur, c'est exister pour quelqu'un dautre. Et si Harel a volontairement modifié cette fin en apportant cette lueur d'espoir de la Rédemption par l'amour, c'est surtout comme gage et témoignage de la reprise en main possible des choses par les hommes et les femmes qui survivront à cette incommunicabilité galopante. Les hommes et les femmes, ensemble et unis pourront dès lors s'aimer sans tenir compte du poids symbolique et cruel de la " valeur " physique et séductrice des individus. Être soi importe plus qu'être beau ou séduisant, c'est ce que lui démontre le psychiatre et lui permet enfin de franchir le seuil d'une école de danses de salon où il rencontrera enfin l'autre. Le morale du film tient en une phrase: non seulement il faut continuer à se battre contre l'extension du domaine de la lutte mais surtout, il est absolument nécessaire d'aller à la rencontre de l'autre pour lever les barrières mentales et psychiques qui nous condamnent à l'isolement voire à l'individualisme.

 

Ce film, tout comme le livre est-il un essai universel ou ne rend-il compte que d'une certaine misère sexuelle condamnant certains hommes à la masturbation tandis que d'autres passent leur vie avec des femmes ? Il est certain que cette inégalité sociale ne peut se circonscrire au sexe masculin et qu'elle doit conduire à une réflexion commune avec les femmes et les féministes en particulier pour redonner le sens et le goût du combat et pour ne pas s'attacher inutilement à nos personnages socialement construits.

 

Sans tomber dans l'esthétique de la réception, et si l'ambiance de la salle donne le ton de l'accueil de ce film : pas une femme et uniquement des hommes, seuls de 20 à 60 ans, alors le chemin est encore long et la masturbation a de beaux jours devant elle: la misère sexuelle commence-t-elle au cinéma ?

Bertrand Ricard