L'humanité

Humain, trop humain ?

 



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Bruno Dumont interroge la nature humaine à partir d'un fait divers et d'une esthétique irréprochable, dominée de bout en bout. Mais pourquoi prendre comme expression de cette humanité, le personnage de Pharaon comme absent au monde et capable uniquement de s'exprimer sur le registre de la compassion ?

Si filmer c'est trancher alors Bruno Dumont filme avec un glaive. Rarement un auteur n'a manifesté autant de partis pris que lui mais ici, cela ne porte pas ses fruits à tous les coups. Pour être franc, ce film irrite autant qu'il suscite l'admiration en vertu de cette omniprésence de l'Auteur.

Pour ceux qui avaient dans les années 70 parlé de la mort de l'auteur, on ne peut que constater en cette fin de siècle que si le choix des thèmes et de la rhétorique tend à se rapprocher de ceux de ces années-là, en revanche les moyens diffèrent profondément, notamment sur le retour de l'Auteur dirigiste et maître de sa création.

Les points forts du film sont évidents. Tout d'abord un sens de l'esthétique, de la photographie et une science du cadrage qui témoignent chez Bruno Dumont d'un indéniable sens pictural présent chez tous les grands réalisateurs. Dumont avoue d'ailleurs volontiers puiser son inspiration chez les peintres plutôt que chez les cinéastes. Sur ce point, les premières scènes sont éblouissantes. Pharaon qui court au loin, au fond de ce champs d'un vert édenique balayé par le vent sous des nuages annonciateurs du drame qui s'est joué peu de temps auparavant et qui vient s'écraser face contre terre dans la boue en silence comme mort, restera comme lune des scènes inoubliables d'un film qui ne le sera pas moins. Lon se peut s'empêcher de penser à Bernanos, à Sous le soleil de Satan, référence récurrente pour le cinéaste qui pioche également dans le registre littéraire et romanesque pour penser au découpage et au montage de son film.

Le film jouit d'ailleurs dune qualité extrême des références et des citations qui le ponctue. L'on songe à Courbet et pas seulement pour son tableau L'origine du monde dont la citation est ici plus qu'évidente - un sexe filmé en gros plan - mais à plusieurs reprises par la manière dont la nature est filmée, sauvage et crue, par un sens du naturalisme - les natures mortes de la corbeille de fruits dans le salon et du détail réaliste. Dumont insiste sur les sécrétions corporelles, la sueur du cou du policier filmé en gros plan ; la bave qui s'échappe de Pharaon en plein effort sur son vélo ; les larmes qui coulent le long des joues de plusieurs personnages ; l'urine que l'on répand sur un mur ; le sang qui coagule sur le corps de la petite fille violée et martyrisée ; la bave encore lorsque Pharaon crache la pomme qui l'étouffe. Dumont filme le réel sans occulter le prosaïque. Dans la cuisine les mouches sont chez elles. Seuls les excréments sont absents de l'écran mais présents symboliquement dans une humanité qui en produit des tonnes.

Chez Dumont, les corps parlent lorsque les mots ne peuvent traduire ce que l'on ressent intérieurement. Domino chuchote à Joseph : " je t'aime " alors que leurs corps transpirent cet amour qui éclate au grand jour dans leurs ébats. Les yeux dévoilent les sentiments, en ce sens le regard d'Emmanuel Schotté, formidable à mesure que le film avance, reste une grande réussite. Ses yeux expriment l'indicible, l'humanité concentré en un regard fait de compassion, d'inquiétude, d'hébétude, d'interrogation, de douleur et d'amour.

Chez Bruno Dumont le corps supplante le langage des mots. D'ailleurs les personnages s'expriment avec peine, ou doucement. Lorsque les mots sortent ils expriment l'envers de l'humanité, la colère, la grossièreté et deviennent vite indécents ou déplacés. La scène du restaurant est en ce sens instructive car les mots dérangent les autres lorsqu'ils ne s'imposent pas. Ils s'introduisent dans la vie des autres pour leur malheur. Les policiers avant d'interroger les parents de la victime lui demandent s'il peut ou veut s'exprimer, il refuse et ceux-ci n'insistent pas. Parler nécessite de la pudeur contrairement au corps, qui prend plus facilement la parole. Le héros maîtrise ses mots mais pas son corps.

Cette thématique de l'opposition corps/esprit replace le film dans une thématique théologique et mystique dont en dépit des protestations et des allégations de Bruno Dumont, l'on ne peut l'extraire. Dumont développe l'idée dune culpabilité généralisée et d'un malheur qui se répand sur terre. Seule la compassion nous est possible. Pharaon embrasse et étreint les êtres qui souffrent pour mieux les envelopper de sa chaleur et de sa tendresse. L'humanité souffre de ses péchés. Pharaon s'étouffe en mangeant une pomme ! Le mal nous dépasse car le coupable dont nous tairons le nom, pour le moins inattendu, na a priori aucune raison de commettre ce délit. Dumont ne nous donne pas de justificatifs ni de raisons. Ce crime comme tous les autres reste inexpliqué, voire inexplicable. Il n'est qu'à mettre au compte de l'humanité qui souffre capable du meilleur comme du pire.

Dans l'humanité les actes dépassent les pensées ou les sentiments. Ceux-ci ne viennent qu'après. Le dealer lui-même ne demande pas d'excuses. Il agit comme cela parce qu'il ne peut faire autrement. Les personnages vivent dans la rue et regardent la vie défiler comme étrangers à ce qui s'y déroule. Dumont ne s'embarrasse pas de psychologie. Ses personnages représentent des figures, des archétypes humains : des possibles au milieu d'autres. Ils expriment toute l'ambivalence humaine. Humains au sens de la bienveillance, dont Pharaon est le Parangon, car il a lui-même connu la souffrance, il a perdu sa fiancée, ils le sont aussi dans leur diversité et leur étrangeté. L'homme au final demeure insondable, voire incompréhensible. Pourquoi tout d'un coup, Domino décide de s'offrir à Pharaon ? Pourquoi Joseph pique des coups de colère ou de gueule ? Parce que l'homme est imprévisible et profondément ambivalent. Chacun cache ses blessures et ses souffrances et tente d'affronter la vie dans tout ce quelle offre de cruauté et de violence.

Dumont manie aussi formidablement bien la musique, rarement un clavecin, une pièce baroque mineure jouée par William Christie na résonné avec autant de puissance. La techno dans la voiture prend tout son sens après le travail.

L'humanité tente de sonder le mystère de l'homme et nous plonge encore plus dans l'inconnu. La force du film demeure cependant Pharaon qui exprime à la fois toute la sympathie et l'empathie que l'homme est capable d'exprimer. La métaphore du meurtre et de l'obligatoire enquête qui s'ensuit est par contre un peu trop appuyée comme bon nombre d'effet de mise en scène. Dumont, tout comme Zola, une autre référence à laquelle on songe en regardant le film, guide par trop le spectateur. Cinéaste intuitif, il induit trop de choses encore pour l'instant. Son cinéma mériterait de se délester de quelques lourdeurs. Dumont paraît parfois manquer de confiance en lui-même et donc ne fait pas assez confiance au spectateur. Pourquoi faire s'élever Pharaon ? Est-il un saint ? La quête, sous la forme de la déambulation à travers divers lieu pénalise la recherche intérieure, que l'on sent s'exprimer par ailleurs. Bruno Dumont à encore recours à trop d'artifices que son talent devrait lui permettre à l'avenir de canaliser.

Il demeure toute fois une grande question, Bruno Dumont aime-t-il l'humanité qu'il filme ? On peut parfois en douter tant le recours à des personnages singuliers ne s'impose pas. Pourquoi ne pas avoir choisi des personnages moins caricaturaux, moins extraordinaires dans leur façon d'exprimer leur rapport au monde ? Pourquoi ne pas prendre des personnages " sans qualités " comme chez Musil et pourquoi maintenir l'omniprésence de la religion et de la culpabilité originelle ? L'homme peut-il se libérer des transcendances ?

Lorsque A rebours de Huysmans a paru en 1884, Barbey d'Aurevilly a déclaré à Huysmans : " maintenant il ne vous reste qu'à choisir entre le pied de la croix et la bouche d'un revolver ", on a envie d'exprimer la même remarque à Dumont, il va maintenant falloir choisir, non pas entre le naturalisme et le mysticisme, Huysmans et les Décadents du siècle dernier ont montré que les deux pouvaient très bien cohabiter, mais entre l'artistique et l'illusionnisme, entre le mystère qu'il arrive à dévoiler quand il le cache et qu'il perd de vue quand il tente de le révéler.

 

Bertrand Ricard