MAUVAISE PASSE

Miroir d'une société néo-libérale où l'exploitation devient le lien dominant entre individus


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MAUVAISE PASSE

film de Michel Blanc

avec Daniel Auteuil,

(novembre 1999)

Exilé au coeur de Londres, Pierre, la quarantaine, prof de littérature paumé, ancien bon fils, ancien bon père de famille et bon mari, adopte la posture de l'écrivain stérile, rencontre Tom qui l'initie petit à petit aux codes comportementaux d'un milieu interlope précis, l'escort au masculin. Si ses débuts sont prometteurs et grisants, car l'aventure et le piment de la situation lui permettent de retrouver une virilité érectile depuis trop longtemps en jachère ; très vite, il se laisse happer par le système, où l'argent facile érigé en ambition cardinale comporte certains revers. Le petit prof qui n'avait qu'une connaissance livresque de la vie, commence sa descente aux enfers. Grisé par la fréquentation de richissimes clientes, il sacrifie sa dernière part de liberté comportementale pour se payer le loyer du luxueux appartement qu'il désire. Dès lors, il se doit coûte que coûte d'assurer un chiffre d'affaires suffisant pour couvrir ses frais fixes. Il multiplie les passes, il est un objet qu'on loue pour sa jouissance égoïste ou pour manipuler son entourage. Il devient une marchandise, il perd sa substance humaine. Lorsqu'il essaie de reconquérir momentanément sa place d'homme en s'interposant dans une querelle entre une femme qui avait loué ses services et son mari, il se fait proprement remettre à sa place par celle-ci. De même, lorsqu'il rencontre une cliente, Patricia, mère de famille elle aussi paumée, qui naïvement essaie de transformer leur relation pour la mettre sur un plan purement amoureux, celui-ci, perverti, pressent la faille, il exploite les sentiments de sa cliente envers lui, il la baise, il pénètre sa faille, l'exploite pour lui soutirer un maximum d'argent, refoulant ses derniers garde-fous moraux restants. Dès lors, le piège se referme sur lui, il se laisse exploiter par plus fort que lui et exploite lui-même les plus faibles. Il devient une pute à part entière totalement instrumentalisé qui reproduit, quand il croise une victime potentielle à sa portée, les sévices moraux qu'on lui fait subir. Il sombre dans la coke, seul moyen qu'il ait trouvé pour museler son surmoi, vestige irréductible de son passé qui le persécute et il renforce ainsi sa dépendance au système et à l'argent. Il court après les clientes, passe des petites annonces pour les attirer dans ses filets et exploiter sans scrupule leur misère affective. Dans ce système, le respect de soi-même et de l'autre, la dignité, n'ont plus leur place. Toute tentative de vie amoureuse normale, même avec une de ces corélégionnaires, Kim, devient impossible, la totalité de leur temps est accaparé par leurs clients respectifs. Mais surtout, ce sont moins les pressions exercées par Tom que le décalage de condition entre la jeune femme et Pierre qui va déterminer l'échec de leur relation amoureuse. Celle-ci, fille mère, issu d'un milieu simple, trime dans ce business pour essayer de conquérir un confort matériel, pour dépasser ses handicaps sociaux de départ, mais ne renonce pas à trouver un semblant de normalité en essayant de construire, à côté, une vie de couple saine. Pierre, lui, issu de la bourgeoisie provinciale aisée, ne vit qu'une aventure autodestructrice d'origine métaphysique, en rien déterminée par sa condition sociale. Chez les paumés aussi il y a une hiérarchie, entre paumés structurels, dont le milieu social et familial d'origine détermine en grande partie leur destin et paumés conjoncturels, déstabilisés momentanément par les accidents de la vie. Toute la différence est là, car Pierre a les moyens de s'extirper, au moins partiellement, de cette mauvaise passe. Il finira par écrire son livre relatant son expérience, l'histoire ne dit pas s'il dispose d'un réel talent littéraire, mais il arrive à se faire publier, il faut dire que son récit réunit tous les ingrédients (sexe, perversion, argent, homme encore jeune et séduisant doté d'un vernis culturel) propres à faire saliver le service marketing d'une maison d'édition qui saura exploiter au mieux la curiosité névrosée d'un large public potentiel. Pierre accèdera, alors, à une certaine notoriété, si prisée dans nos sociétés. " L'abeille ouvrière ", momentanément révoltée contre sa vie programmée à la naissance, regagne la ruche, ou plutôt, elle ne l'a jamais quitté, elle n'a jamais réussi à prendre son envol, elle finit simplement par tirer parti d'un vécu pour valoriser socialement son existence ; en contrepartie, celle-ci paie le prix fort en étant définitivement contaminée et corrompue par le système (lors d'une fête organisée pour la sortie de son livre, Pierre couche avec la femme de son éditeur, moyennant finance).

 

Dans cette histoire, seul Tom, mature, malgré sa jeunesse et son faible niveau d'éducation, tire son épingle du jeu, il a su très vite déceler les dangers du système, évitant de courir sans fin après un luxe matériel désormais à sa portée, il se préserve ainsi une marge de liberté comportementale, il n'utilise l'escort que pour améliorer son quotidien. Pour conserver son équilibre psychique, il va tous les jours travailler normalement dans son coffee-shop. Un temps bluffé par la sophistication intellectuelle, l'humour flegmatique de Pierre et malgré les forts sentiments qu'il éprouve envers lui, Tom se rend compte de la faiblesse de caractère de celui-ci qui s'est laissé si facilement pervertir et il ne peut cacher sa déception. Dans cet univers, Tom fait figure d'homme combattant pour conserver sa part de dignité, qui compose avec les règles imposées par le système ; il utilise ses aptitudes pour accéder à un mieux-être matériel tout en essayant de rester debout.

Certains diront qu'il n'y a rien de nouveau sous le soleil, il s'agit simplement de l'exercice, au masculin, du plus vieux métier du monde. Possible, mais il y a quelques années, cette pratique était confinée dans un milieu bien précis, proche de la pègre et était quasi exclusivement exercée par les femmes, preuve irréfutable de la domination sociale flagrante dont elles étaient les principales victimes et qui les obligeait, pour certaines d'entre elles, à subir l'exploitation la plus totale. Aujourd'hui, l'égalité homme / femme se fait par le bas. Dans nos sociétés occidentales, le système néo-libéral pousse de plus en plus à l'exploitation de tout être humain, sans distinction d'âge, de sexe ou de religion, application détournée et pervertie du principe d'égalité Est-ce un hasard si ce business de l'escort est si développé dans l'Angleterre post-thatchérienne ?

Et que dire du malaise plus ou moins diffus ressenti après la projection de ce film qui, s'il met en scène le milieu particulier de la prostitution de luxe, ne manque pas de ramener chacun de nous à sa propre condition. Qui, dans sa vie sociale ou professionnelle, où la pression accrue des rapports de domination baffoue de plus en plus le droit, ne s'est pas senti obligé, au moins par moment, de se comporter symboliquement comme Pierre ou comme Tom envers un employeur, un supérieur hiérarchique ou un client pour préserver ou améliorer son statut et son confort matériel ?

L'application dogmatique de l'idéologie néo-libérale et ses dérives, pousse, de plus en plus, un grand nombre d'individus à épouser les caractéristiques comportementales qui découlent du principe de prostitution au profit d'un seul et unique souteneur, le sacro-saint Système dominé par quelques-uns. Par conséquent, on ne pourra s'étonner que les pratiques mafieuses gagnent du terrain et suscitent une fascination malsaine. La publicité récupère cette tendance, mais également le cinéma, où certains se ventent même, à des fins marketing, d'utiliser les services de vrais membres de la mafia pendant le tournage de leur film (voir les exemples de Mafia Blues ou de Mickey les Yeux Bleus).

Cette mauvaise passe risque de s'éterniser si ne s'organise l'intensification et l'extension du domaine de la lutte.

Jean-Marc Fridlender