Rosetta

la " reproduction" ou le retour du " freudo-marxisme"

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Rosetta pas sauvée des eaux



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la "reproduction" ou le retour du "freudo-marxisme"

Cinéma du 21ème siècle ou encore, maîtres du réalisme social, au milieu du concert de louanges qui a salué à juste titre, le cinéma des frères Dardenne, il est curieux que personne n'ait mis l'accent sur le caractère résolument freudo-marxiste de leur art.

En effet, plus que social, la qualité de leur cinéma, naît de l'habileté à montrer les personnages de leurs films, englués dans les contradictions psycho-sociales qui caractérisent leur place dans le monde.

Aussi, d'un cinéma social, l'esthétique de " Rosetta", plus sûrement que celle de " La promesse" glisse progressivement vers une analyse psychosociale des ambiguïtés de leur classe sociale dont sont victimes Rosetta et Igor le jeune héros de " La promesse".

Trop intelligents pour sombrer dans un manichéisme à la Ken Loach ou dans un didactisme typique d'un certain cinéma marxiste, les frères Dardenne, tout comme l'avait fait auparavant le meilleur John Cassavettes, celui de " Faces", laissent parler la caméra pour eux. Leur critique sociale n'en prend que plus de poids, délestée des lourdeurs habituelles d'usage. Les frères Dardenne réussissent l'exploit de mettre à profit les connaissances psycho-sociales pour servir leur démonstration sans que cela nuise à la qualité d'ensemble du film ni que cela fasse " démonstration".

Contrairement aux marxistes purs et durs, les frères Dardenne ne réduisent pas l'univers à une lutte symbolique ou non, entre deux classes sociales que tout oppose. Ils prennent d'ailleurs le parti d'exploiter la veine du sous-prolétariat, moins enraciné dans une logique de classe que le prolétariat classique. Ce choix les empêche de céder à l'éternelle galerie de portraits caractéristique des films réalistes. Ici pas de " bons" ou de " mauvais" ouvriers, victimes de leurs choix idéologiques, ni de " patrons" exploiteurs en diable. Au contraire, le film s'attache à ne pas donner aux spectateurs les moyens de juger ou de condamner les actes de Rosetta. Ni bons, ni mauvais, les personnages vivent ou plutôt tentent de survivre dans un univers désespérant et tragique. Les Dardenne n'oublient jamais la dimension psychologique des personnages qui demeure au-delà du " déterminisme" de classe. Les frères Dardenne préservent le spectateur du jugement moral qui menace de pointer le bout de son nez lorsque Rosetta dénonce à son patron son " compagnon " d'errance pour mieux lui prendre son travail.

L'effet obtenu est radical et inverse de celui escompté par le cinéma marxiste traditionnel qui s'évertue à peindre des travailleurs sympathiques, victimes du système. Ici, la condamnation n'en a que plus de force car elle montre à quel point, le système par sa cruauté pousse les individus les uns contre les autres et les mène à adopter des conduites extrêmes. Ils illustrent ce que W.Sofsky avait montré : " La misère ne rassemble pas, elle détruit la réciprocité" . L'effet de surprise, conatif à rebours, est implacable et encore plus efficace, du fait qu'en dépit de son hésitation, un peu auparavant dans le film, Rosetta a finalement porté secours à son ami tombé à l'eau après avoir tenté de récupérer son piège à poisson. Rosetta ne fait ici que reproduire le comportement de sa mère qui, suite à sa chute dans l'eau ne lui a pas porté secours. Contrairement à Igo, Rosetta ne peut échapper au poids de son héritage socio-culturel. Rosetta, plus que prisonnière du système économique, est l'esclave de son système familial. Elle ne peut s'évader de l'emprise de sa mère, malade, dépressive et alcoolique. En plaçant délibérément Rosetta et Igor dans des systèmes détraqués, malades et pervers, les Dardenne montrent à quel point la société est malade et génère par son horreur de la souffrance. La démonstration sociale des frères Dardenne fait mouche car elle s'appuie sur un raisonnement systémique et écologique. Le pire méfait du système capitaliste est de dérégler les systèmes familiaux. Le capitalisme est dangereux essentiellement pour ses répercussions psychosociales. Il est simplement regrettable que les frères Dardenne circonscrivent leur démonstration aux exclus du monde du travail et ne l'étendent pas à l'ensemble de la société y compris au monde du travail lui-même, mais avaient-ils le choix ?

Une longue étude psychologique s'attarderait longuement sur la perversion du système parent unique/enfant dans le cinéma des Dardenne. L'absence d'un des deux parents dans les deux cas, illustre également l'absence de choix réservé aux enfants. Ils doivent affronter et se confronter à une pensée unique générant un mode unique d'action. Dans l'univers social des Dardenne, la loi et la règle sont bafouées, niées au quotidien. Le capitalisme pousse lui-même les gens à la fraude, à l'escroquerie, à l'exploitation de l'homme par l'homme. Sans censure morale, sans " Surmoi" , dernier verrou résistant encore au capitalisme, tout est désormais possible dans le domaine de l'exploitation sociale. Le social influe sur le psychique qui lui-même par rétroaction agit sur le social. La famille malade et gangrénée par les troubles psychologiques n'est que la métaphore idéale du dérèglement sociétal qu'impose le libéralisme. Sans solution de secours, sans thérapie sociale, nous sommes tous menacés à plus ou moins long terme. Tout comme Rosetta est victime et subit l'horrible règle de la reproduction psychologique : les personnes victimes de violences physiques ou psychologiques ont plus de chance de devenir à leur tour des "maltraitants", le capitalisme nous pousse à devenir des " bourreaux consentants" malgré nous et fait de nous ses complices.

Rosetta comme bon nombre d'exclus, ne pense qu'à une seule chose : devenir normale, c'est-à-dire : posséder un ami, et un travail permettant d'acheter une maison et une voiture. Le dernier rêve de l'homme devient dès lors son souci d'intégration sociale et de normatisation. Comme le dit Christophe Dejours : "La normalité est interprétée comme le résultat d'un compromis entre la souffrance et la lutte (individuelle et collective) contre la souffrance dans le travail. La normalité n'implique pas, bien au contraire l'absence de souffrance". Nous rejoignons tout à fait les Dardenne, plus une société pousse à la normatisation, plus elle est déréglée et a-normale.

Pourtant et c'est là que réside la force de leur cinéma, les Dardenne ne négligent pas la force de résistance, subversive que constitue l'imaginaire. Rosetta possède son univers secret, son quant-à-soi. Elle procède par un rituel immuable, elle retire ses chaussures pour chausser ses bottes, qui scelle définitivement son basculement dans l'autre monde.

La route qui sépare le monde du travail, la ville, de son habitation coupe également le monde en deux entre le réel et le symbolique, le révélé et le secret. Si on lui retire son " monde ", son univers secret pour l'obliger à intégrer définitivement le monde réel, Rosetta se meurt et ne pense qu'à se supprimer. Si Rosetta cède aussi facilement son emploi qu'elle a pourtant eu tant de mal à acquérir, c'est parce qu'elle se sait dans l'incapacité de l'exercer, dans l'impossibilité de rejoindre le monde normal et réel. Chez les Dardenne, une certaine " folie" préserve de l'horreur sociale et économique. Les individus cèdent donc à la normalité et au conformisme et se font volontairement ou non, les complices d'une folie organisée qui décervelle et rend fou.

Le message de leur cinéma est clair : la lutte sociale ne peut être aujourd'hui que subversive, vaincre le système de l'intérieur par la force de l'imaginaire et écologique, l'on ne peut isoler l'économique de ses répercussions sociales et psychologiques. Marx n'est rien sans Freud et Reich. Il est tant à nouveau de se replonger dans l'oeuvre de Castoriadis et d'analyser aujourdhui encore plus qu'hier la force de l'institution imaginaire du libéralisme en terme d'images (d'Imago Jungien) et de représentations sociales.

Bertrand RICARD

Docteur en sociologie et professeur de psychologie sociale

 


ROSETTA : PAS SAUVÉE DES EAUX

 

Sans que les frères Dardenne y fassent allusion dans leur Rosetta, on peut penser à Boudu sauvé des eaux en voyant leur film. Autre contexte, autre final, autre cinéma mais certainement, chez Jean Renoir et les Dardenne, une même recherche de la justesse sociale. En un sens, Boudu et Rosetta ont quelque chose en commun. Ni l'un ni l'autre ne peuvent s'adapter à un milieu social « normal », qu'il soit bourgeois pour Boudu ou simplement « du travail » pour Rosetta. Mais c'est peut-être là que s'arrêtent les similitudes. Rosetta s'est battue comme un beau diable pour obtenir son « plan gauffre » mais pourtant, sitôt dans la place, elle semble réaliser qu'elle ne pourra s'y faire. Son abandon n'est même pas un choix.

Autre époque, Boudu, clochard comme « on en a rarement vu d'aussi beau spécimen » (dixit Lestingois...), ne dira jamais merci à son bienfaiteur et laissera tout en plan quand un semblant de morale aurait pu sauver les apparences, mises à mal par des tripottages et cocufiages en série, s'il avait accepté le mariage. Il préférera disparaître par où il était apparu, l'eau. Etait-il comme Rosetta, trop bousillé pour s'insérer dans ce moule de normalité ? Ou, au contraire, son vagabondage était-il une perspective de vie plus excitante que le carcan bourgeois qu'on lui proposait ? Au moins, avait-il le choix. Au moins, lui, a-t-il été sauvé des eaux par M. Lestingois. Rosetta, sa mère même pas ne vint l'en sortir quand elle y tomba... Dure réalité des temps.

O.C.