L'ANGE-CONDUCTEUR DE BAHIA

ENTRETIEN AVBEC CARLINHOS BROWN



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Percussionniste et compositeur, qu'il soit chanté par les autres ou qu'avec la Timbalada et ses centaines de tambours, il « mette le feu » au Carnaval de Salvador dont il est l'indispensable « Ange-Conducteur », Carlinhos Brown est sans conteste l'un des plus importants musiciens de sa génération. Loin de s'en contenter, il fait bien plus que de la musique. Natif du Candéal, une favela de Salvador, il s'investit activement pour y améliorer l'habitat et est aussi le fondateur de l'école de musique Pracatum, dont il dit qu'elle est « une école de riches pour les pauvres ». Rencontre à Salvador le 15 avril 1999... Tout d'abord dans les locaux de Banda Eva pour l'entretien, puis dans le Candéal, le jour suivant pour une petite visite guidée...

 

Avant toute chose, Carlinhos Brown est un des musiciens les plus créatifs du moment mais sa stature et du charisme à ne plus savoir qu'en faire font de lui un personnage complexe qui dépasse largement le cadre musical.

En effet, issu d'une favela, présenté comme semi-analphabète par la presse brésilienne, doué d'un pragmatisme à toute épreuve, il n'a de cesse de faire bouger les choses sur le terrain. Et c'est bien sûr dans le Candéal qu'il s'est attelé à la tâche. Il y a fait installer un studio d'enregistrement dernier-cri. Juste en face, il a fait ouvrir le Candyall Guetho Square, un bel espace culturel où même les classes moyennes (qui auparavant ne mettaient pas les pieds là-bas) viennent voir les concerts de Timbalada alors que, paradoxe brésilien récurrent, les riverains fauchés font la fête dehors (et suivent les répétitions qui sont déjà de la « transe »). Usant de sa notoriété pour toucher le gouvernement de Bahia ou les ONG internationales, il s'est impliqué dans le projet Tà Rebocado visant à l'amélioration de l'habitat et dans celui, plus fou, de l'école de musique Pracatum. C'est « l'école de mes rêves » dit-il. L'école est là, toute neuve, nickel, dressée au coeur de la favela. Mais si son nom est l'onomatopée d'un roulement de tambour, on est pour l'instant bien en peine d'y trouver déjà des élèves s'escrimant à faire résonner les peaux « pracatum-pracatum ». L'école est confrontée à la dure réalité : manque de fonds. Le début des cours est donc repoussé à une date ultérieure. Ce contre-temps n'a pas manqué de faire naître des polémiques et, du coup, Brown a tout simplement décidé de boycotter les médias brésiliens (et de noyer un peu le poisson avec les autres...).

Mais plus encore que son sens pratique et son action sociale, ce qui est frappant chez Brown est son intelligence « organique » et sa profonde foi dans le métissage et dans l'effet social du tambour. On pourrait le croire fumeux, naïf ou mégalomane. Pensez, quelqu'un qui rêve de rien moins qu'abolir l'individualisme par le métissage et la créativité, « ré-édifier Babel » et « lubrifier l'axe de rotation de la Terre » par les vibrations du tambour ! Pourtant, il y croit et à le voir conduire Timbalada pendant le Carnaval, ou avec son groupe sur scène, on ne peut qu'être frappé par l'énergie qu'il dégage et communique autour de lui : la Terre effectivement nous en tourne !

 

ENTRETIEN :

 

La première fois que j'ai assisté à un de tes concerts, alors que je finissais mon doctorat sur l' « âme-sueur », j'ai été frappé de vous voir, toi et tes musiciens, mimer le geste de se sentir sous les bras en chantant « Suco do suvaco » (« jus d'aisselle », ndla...). Que représente donc la sueur pour toi?

La sueur exprime la sincérité de l'homme de scène. La sueur retire le maquillage. Hollywood nous a appris à nous maquiller mais je ne crois pas que la personne maquillée soit plus belle. Car l'homme atteint sa plénitude avec la sueur. La sueur donne la lumière. Quand l'homme sue, il brille.

 

Connaissais-tu l'étymologie de « funk » renvoyant justement à la sueur ?

Quand j'ai vu le funk pour la première fois, c'était merveilleux. C'était comme une musique de candomblé jouée sur des instruments harmoniques modernes : guitare, basse, claviers. Ici, on a les batidas de Congo. On y joue le tambour comme si on avait l'intention d'exploser des bulles sonores, comme en entrechoquant des pierres. Le funk donne l'impression d'être la rythmique du travail, le rythme qui conduit le travail. Cela améliore l'atmosphère sociale. La manière dont on marche dans les rues de Salvador, Brooklyn ou sur les Champs-Elysées varie aussi selon le rythme. Il y a des côtes, des virages. Au Brésil, c'est comme si les gens grimpaient tout le temps. Aux Etats-Unis, c'est comme s'ils allaient toujours tout droit. En France, c'est comme dans un port ou un musée du monde. Paris, en fait, est l'endroit le plus cosmopolite du monde. New-York est trop petit pour être cosmopolite. En France, il y a plus de postures ethniques. A New-York, on a l'impression que tout le monde parle une seule langue. D'où que l'on vienne, on doit parler anglais. Dans le cas de la France, il y a des gens d'origines diverses avec des langues différentes. Dans ce sens, c'est plus cosmopolite. New-York, c'est l'avant-garde, les gens s'y inspirent beaucoup les uns des autres.

 

Dans l'optique de travailler et de rencontrer d'autres musiciens, aimerais-tu habiter un temps à New-York, par exemple ?

Non. Parce que New-York et les Etats-Unis nous ont enseigné comment sont les Etats-Unis et ont créés d'autres Etats-Unis dans différents quartiers du monde. Mon New-York, c'est le Candeal Ghetto Square. Comme ça pourrait être le Pelourinho. Là, je suis face à plusieurs choses, plusieurs nouveautés. Je crois que Manhattan est surpeuplé et a besoin de repos et de pieds vagabonds qui marchent sans direction. Des pieds qui cherchent de nouvelles visions. Je suis reconnaissant de pouvoir y aller en visiteur, uniquement comme visiteur. Comme ça, j'arrive à mieux respecter la Big Apple. Je crois en un New-York qui rassemble des personnes bannies de leur propre pays. Or en ce moment, même s'il y a des conflits dans le monde, le Brésil ne m'expulse pas. Je préfère être un visiteur des autres endroits du monde et vivre au Brésil. Et là encore, je ne veux pas habiter dans une autre ville que Salvador. Il y a des gens qui disent que j'habite à Rio parce que mon épouse est carioca et qu'elle a la saudade de sa famille. J'y vais aussi avec elle mais toujours en visiteur. Pas pour y vivre. Pourquoi Bahia m'intéresse-t-elle tant ? Parce que c'est ici qu'a commencé le Brésil. Aussi parce que c'est comme un port, avec ses départs et ses arrivées. Et tout ce que l'on a pu édifier ici, ce sont les fondations. Et ma présence aujourd'hui n'est plus nécessaire aux Bahianais mais, moi, j'ai besoin d'être ici et de construire les choses ici. Parce que cela fait déjà plus de vingt ans que je suis dans ce mouvement et j'ai vu ma croissance dans les autres beaucoup plus qu'en moi-même. Beaucoup de choses que j'ai expérimenté fleurissent aujourd'hui dans les autres. Et ces gens m'enseignent comment penser ma propre créativité. Je dis bien « créativité » et non création, parce que la Création appartient à Dieu.

 

Dans ta musique, la créativité passe souvent par le métissage...

Oui. L'homme métissé a plusieurs esprits. C'est bizarre de dire ça alors que l'on a toujours entendu dire que l'on n'a qu'un seul esprit mais, en fait, on en a plusieurs. Car le sang est mélangé et qu'il est peut-être la plus réelle des connections avec l'esprit parce que le sang est la chose la plus colorée du corps, la couleur la plus vive. Donc notre sang est mélangé. On a donné une fonction au pénis qui a commencé à travers la femme, la femme comme un canal qui a commencé son engrenage et a donné sens à la vie. Pas une vie séparatiste. Je parle au nom d'un homme métissé, j'ai du sang de la Reine d'Angleterre, des indiens Shotokan, du sang africain, du Népal, du Zimbabwé, du Sénégal, du sang saxon, byzantin. J'ai du sang maure, arabe, indigène.

 

Pourquoi le sang ?

Parce que le sang fut renié en tant qu'un des premières formes. Des gens disaient que certains ont le « sang bleu ». Pourquoi ? Parce que chez les gens qui ont la peau très claire, les veines ont des reflets bleus. Et quand l'homme a découvert la violence ou l'accident et qu'il s'est coupé, il a découvert que le sang était rouge. Et c'est la première emphase de communication pour l'unité de l'homme. Toutes les méfiances que l'homme avait des autres, c'est parce que nous sommes très jeunes, c'est la question des origines. Qu'est-ce que c'est l'origine ? Un cataclysme, un choc universel, le stress ? Nous sommes les fils des dinosaures ou des singes, nous sommes un tas d'erreurs et de réussites, de concepts, de pré-concepts, de post-concepts.

J'en profite que je m'adresse à l'Europe : les gens ont étudié les catacombes de ToutenKhammon et d'autres pharaons, ils ont étudié les hiéroglyphes mais le tambour a plusieurs secrets et paroles cachées qu'il est temps de commencer à étudier. Oralement, le tambour nous a apporté des paroles, des messages qu'il garde cachés en lui. Il faut étudier et déchiffrer cela de la même façon que les hiéroglyphes. C'est le moment de commencer à étudier la voix du tambour. Car le tambour est la première voix du monde, la première forme de communication. C'est un signe : le tambour a été la cure de plusieurs maladies. C'est « écrit » pour ça. Parce que monde a commencé à s'auto-valoriser seulement par le présent et a renié le passé. Parce que les choses du passé ne servaient plus le présent à cause de sa faim, de son désir de connaissances. On a avancé beaucoup mais en dévalorisant la base. La vision de la base signifie que le progrès aujourd'hui devrait être que tout le monde soit à la base. On a appris à voler, on est allé au-delà de différentes choses et je crois qu'il y a des méthodes plus rapides aujourd'hui pour aller dans la lune et la musique est le plus grand conducteur pour cela.

 

Te sens-tu tropicaliste de la 2ème génération ou considères-tu être déjà au-delà du Tropicalisme ?

Le Tropicalisme a été une façon de chercher, d'identifier cette musique qui sort de quelqu'un d'une manière naturelle et organique. Leur vision est quelque chose d'organique en moi. Peut-être les gens identifient-ils dans la pensée et la réflexion tropicalistes ce qui est né de façon organique et naturelle dans ma vie.

 

Qui est cet « omelete man » qui donne le titre à ton album ?

« Omelete-man » est un homme qui a plusieurs esprits. Il n'est pas seulement chrétien, il est aussi païen. Omelete-man, c'est le mélange des hommes. C'est un homme métissé avec un oeuf de dinosaure et qui est encore à naître. Omelete-man questionne et veut connaître la réponse que l'on aura pour le dernier enfant. On parle de 3ème Millénaire, du progrès, de la paix, j'ai écrit omelete-man par hasard, sans m'attendre à ce qu'il y ait une guerre, en ce moment même, entre personnes qui parlent de purifier le sang. Et c'est le métis qui parle. La chose qu'aucun dictateur et aucune conscience humaine ne pourront éviter, c'est la transformation des visages. Car c'est ça qui va identifier le métissage, cette nouvelle race.

 

La France est peut-être justement en train de changer de visages car, depuis une vingtaine d'années, le métissage s'est très fortement développé avec les populations d'origines africaines, maghrébines etc...

Le métissage français est un des plus prometteurs du monde. Il peut aussi analyser les cinq cents ans du Brésil comme une expérience valide. Parce que quand on commence à se métisser, on arrête de sentir la douleur et on découvre l'envie de l'autre. Tu commences à bien parler, à te rapprocher, tu tombes amoureux de l'autre d'une façon organique et naturelle.
Grâce à cette cloche dans la cour du Candyal Ghetto Square, "il n'y a plus besoin de curé pour appeler Dieu", plaisante Brown

Le métissage fait tomber les répulsions et met un point final à la notion d'individu. C'est en cela qu'il est une forme de salut, parce qu'il fait disparaître l'individu. Le métissage est le chemin, c'est un des premiers degrés de la paix. La religion parfois considère que ce monde n'est pas le paradis parce qu'elle sous-estime sa base, elle se sous-estime et elle veut l'invisible. Elle a un rapport avec l'obscur et, ça c'est de la métaphore : elle vend un terrain dans le ciel, elle vend une piscine dans le ciel ou la femme rêvée dans le ciel. Elle vend une illusion qui a néammoins ceci de bénéfique qu'elle centralise la personne. Elle dit qu'il existe un Créateur et que l'homme fait partie de cette création, qu'il est en son centre. Le monde est ainsi et a son leader.

 

En parlant de leader, tu donnes l'impression d'être celui du Candéal...

Non, je ne suis pas un leader. Je me considère comme un oeil. Un oeil attentif. Qu'est-ce que c'est qu'être leader ? Il n'y a pas de place pour être leader parce que les pensées sont libres. Je suis une personne qui discute avec une foule de gens différenciés. J'ai trouvé une forme de communication et c'est la musique mais parfois la personne qui conduit le métro communique aussi par sa façon de freiner : Psschhhhh-to-to-to-to-tooo !!! On est prétentieux en pensant qu'il n'y a que nous qui parlons. Les gens pensent que ceux qui ne bougent pas ne communiquent pas.

 

A propos de communication, dans les paroles de tes chansons, tu joues beaucoup avec les néologismes ou l'anglais. Est-ce dans la perspective de créer ta propre langue ou, au contraire, d'être plus universel ?

Ce que j'essaie, c'est de ré-édifier Babel ! Ce n'est pas un langage à moi. C'est très prétentieux de dire que ce sera l'anglais qui sera la langue universelle quand le chinois est plus parlé que l'anglais. Je crois que ce mélange sera aussi une langue métisse qui va règner un moment. Nous parlons des langues séparatistes. Quand je parle portugais, je parle une langue que les Portugais et les Brésiliens comprennent. Quand je parle arabe au Maroc de même. Mais il y a un moment où quand je dis « Bonjour monsieur, como vai você ? », c'est déjà de l'esperanto. Et toi, tu comprends. Et ce sera comme ça dans le monde entier. Il y aura des fusions, on va communiquer avec un peu de chacun pour que tout le monde comprenne. C'est la capacité de comprendre l'homme et pas les langues des hommes. Les gestes sont des mots, du son, du vent et la musique apporte cela. Les mots sont comme une pâte à pain avec ces divers ingrédients. Parfois les paroles se joignent aux tambours. Par exemple, quand tu écoutes ce que je dis tu entends quelque chose qui peut paraître français mais qui ne l'est pas. La parole a été créée comme un code mais on n'en a pas encore déchiffré le son parce que sinon on chanterait comme des oiseaux. Donc, le son c'est quelque chose que l'on n'a pas encore déchiffré. Et c'est là, dans le son, qu'est la mémoire des hommes et du monde. C'est là où les puces de l'ordinateur n'arriveront jamais. On a réussi à faire des objets qui par la vitesse passent le mur du son mais on ne sait pas encore ce que le son veut nous dire. Mais on réussit à ressentir du plaisir en écoutant des sons parce qu'ils nous conduisent aux ancêtres et aux esprits, sans code. Le son, c'est la vraie communication de l'âme. Et la parole, c'est le corps, selon ma pensée.

 

Tu parles des ordinateurs, pourtant tu ne les utilises guère dans ta musique?

Comme base jamais. Je tire les sons des mains. Je ne suis pas contre les ordinateurs mais ils sont trop jeunes.

 

Le « langage de la percussion » est-il plus répandu ici que celui de la programmation informatique ?

Je travaille avec des gens qui n'ont pas une éducation formelle, qui, à l'école, ne sont même pas allés jusqu'au 2ème Degré. C'est ça qu'ils appellent des semi-analphabètes et que, moi, j'appelle des « alphagamabetizados ». Ce sont des gens qui font attention à la vie. Ils ne sont pas formés par l'école donc chacun a sa propre information. Chacun a sa propre parole, son propre bagage. Donc nous sommes allés jusqu'à l'alphabet grec, alpha, gama, beta... Pourquoi le grec ? Parce que la Concha Acoustica (grande salle de concert en plein air de Salvador, ndla) est un lieu grec. C'est un amphithéâtre. Le théâtre a été utilisé comme une forme de discours sur la société... C'est pour ça que nous avons transformé le théâtre ici. Nous en avons fini avec lui, nous ne l'avons pas détruit mais nous l'avons démocratisé. On a tout réuni dans les rues et nous avons réuni les classes sociales pendant le Carnaval. Et c'est l'effet du Carnaval, l'effet social que je rêve d'atteindre. Ici. Mais je ne peux pas allumer un trio eletrico dans n'importe quelle rue de France parce que le son est très lourd. Très fort. Un trio eletrico à Paris devrait être dans un endroit spécifique parce que nous apporterions des vibrations très différentes de ce que les gens ont mis du temps à construire et organiser. Notre vision est de respecter les espaces. Je sais ce que la musique peut provoquer. Je ne crois pas que ce soit une chose pour là-bas maintenant. Ou alors, aux Champs-Elysées peut-être mais pas au pied du Louvre. Il manque beaucoup de choses à la Fête de la Musique, par exemple...
Pour moi, en haut d'un trio eletrico, le chanteur n'est pas un chanteur, c'est un ange-conducteur. J'ai cette vision-là, cette représentation. Le chanteur a cette fonction.

 

Qu'est-ce qui t'a poussé à entreprendre la construction d'une école dans le Candéal, un besoin de transmission, d'éduquer ou une responsabilité et un devoir particulier ?

Tout d'abord, ce n'est pas seulement une école, mais aussi un projet résidentiel. Nous n'avons pas seulement des responsabilités vis-à-vis de notre plaisir personnel qui est de chanter. Je n'ai pas besoin d'être payé pour chanter ou même que l'on me donne quoi que ce soit.
Dans le Candéal, entre Pracatum et le Guetto Square
Je chante, j'ai du plaisir à chanter et, en plus, je suis payé pour ça. Peut-être qu'avec cet argent, je vais transformer le monde non seulement par mes paroles mais aussi par l'attitude. Critiquer ne suffit pas. Critiquer Chirac ne sert à rien si on n'a pas d'actions à côté. Quel genre de citoyen du monde sui-je qui ne fais que se plaindre par des pamphlets ! Et dis simplement : « je veux la paix, je veux la paix ! ». Et je suis en train de manifester, d'agresser la police ou d'être agressé par la police ! L'action, c'est différent. Une chose est de demander, l'autre est d'agir. Notre génération veut agir. Et agir est une façon de réagir. Je ne peux pas penser qu'à ma survie. Il faut aussi que je collabore avec des choses qui ne sont pas bonnes. Si chaque personne qui fumait ramassait un mégot dans la rue, ce serait déjà un premier pas important. C'est une attitude saine, c'est l'exemple d'une action sociale au niveau de la personne. Il y a une partie du monde qui a fréquenté les universités en se plaignant à partir de bases théoriques et non pratiques. Or aujourd'hui, le monde a besoin de choses pratiques et non théoriques.

 

As-tu rencontré beaucoup de difficultés pour monter Pracatum, on dit que l'école manque d'argent ?

Non, ce n'est pas facile. C'est même très difficile. Ce n'est pas au Candéal en particulier, c'est au Brésil que c'est difficile. Je ne pense pas en faire un chose juste pour le Candéal. Le Candéal peut apporter une solution à ce qu'on appelle les favelas. Parce qu'il y a des favelas où l'on ne peut plus rentrer parce que les gens sont armés. Aujourd'hui, tu arrives au Candéal et déjà

Dans les locaux de Pracatum

presque tout le monde est formé, conscient. Je suis en train de préparer de nouvelles personnes parce que j'ai donné une formation à plus de 400 élèves. Le mouvement Axè aujourd'hui est composé de ces gens-là. Les meilleurs percussionnistes aujourd'hui viennent du Candéal. Gilberto Gil a gagné un Grammy avec des percussionnistes du Candéal, Marisa, Caetano en ont dans leurs musiciens. Ce sont des percussionnistes qui sont déjà prêts. L'objectif n'est pas seulement de lancer des percussionnistes mais de créer des opportunités différentes. Pracatum, c'est une école de la vocation et non une école de l'imposition de la formation. C'est une école où tu iras si tu as la vocation musicale. Elle est déjà construite et le plus grand problème que j'ai, c'est que je ne veux pas d'une école qui disparaisse à ma mort. Je veux qu'elle
continue à exister au minimum cent ans après moi. Donc il faut que l'on sache comment elle sera dans cent ans avec des gens qui auront une nouvelle posture. Mais je ne peux pas penser à une école qui dépende de ma personne, de ma présence. Elle doit être libre. C'est une chose qu'il faut construire à la base, pas au hasard. Je ne vois pas ça comme un problème mais comme une solution.

 

Y enseigne-t-on seulement la musique ou aussi, par exemple, les choses du business ?

On y enseigne la musique, les choses du business. Mais aussi comment se comporter. C'est une école de développement artistique qui part de la vocation. Nous sommes dans un pays musical, un pays d'art. Les artistes brésiliens deviennent chauffeurs de taxi, sans démériter pour autant. Ils deviennent gardiens de nuit, vigiles... Ce sont des professions en train de disparaître car les robots sont déjà là. Dans quelques jours, les taxis vont déposer les gens d'une façon électronique. Or, ce sont des personnes qui peuvent travailler dans le monde du divertissement et des loisirs. Je crois que plus le temps passe, plus les gens auront besoin de s'amuser. Le Paradis, c'est ça. Le Paradis est ici et il faut accepter ce que nous a donné le Créateur. La discussion que met en scène la religion n'a pas de sens : dire que la Paradis est ailleurs.

 

Quand tu es sur scène, tu as souvent des costumes très originaux qui semblent basés sur la récupération de divers objets. Et tu ne portes pas de marque, est-ce un choix plus éthique qu'esthétique ou l'inverse ?

C'est un point éthique. Mais la consommation existe. S'il y a un tas de gens qui portent Adidas, ou d'autres marques, au moins quand tu es à un concert, tu veux voir quelque chose de créatif, une chose différente. L'artiste a la naïveté de construire une chose. C'est aussi offrir à Adidas de nouvelles possibilités d'habiller les gens. Il y a déjà beaucoup de marques, c'est une façon de chercher une liberté d'expression. Tout ce concept-là, c'est éthique, pas moral, c'est libre. On veut juste être heureux, créatifs. Les marques sont une forme d'identification des tribus. Et il existe beaucoup de gens qui font de beaux vêtements. Quand tu vas en France, tu vois tant d'habits merveilleux et les musiciens aiment les fringues et les musiciens métis encore plus parce qu'ils veulent porter toutes les ethnies possibles par leurs habits.

 

Le cintre sous le bonnet et la pierre au cou

Tu recycles énormément...

J'ai un problème sérieux, c'est que je ramasse les ordures dans la rue. Si tu montes dans ma voiture, tu verras que j'y garde des ordures : un vieux clavier d'ordinateur, etc... Ce que je porte là (glissé sous son bonnet rose, ndla) ? C'est un cintre à chaussettes ! Parce que ça ressemble à mon origine. Et ça (porté en pendentif, ndla) ? Rien qu'une pierre que tu trouves au bord de la mer. Et ça (un autre collier, ndla) ? Un rosaire qui a

perdu sa croix. Ce n'est pas une invention, c'est déjà donné. Je ne dis pas qu'ils soient mauvais mais il ne faut pas rester toujours dirigé par les patrons. En ce moment, le monde réclame de la créativité. L'individu est célèbré par sa créativité. Il ne s'agit pas d'individualisme. Au contraire, parce que la créativité dit non à l'individualisme. La créativité est généreuse. Elle sert à l'autre. Parfois tu as besoin de t'isoler pour créer avant de présenter. Mais quand tu présentes, tu es pour l'autre. La créativité est généreuse, c'est mieux que l'individualisme.

 

Aujourd'hui, la percussion est reine de la musique bahianaise, penses-tu qu'on puisse dire qu'elle est sortie de la cuisine pour, désormais, être dans le salon ?

Je pense que non. Elle n'est pas sortie de la cuisine mais la cuisine s'est modernisée et a invité tout le monde à y manger. Pourquoi l'appelle-t-on la cuisine ? Parce que les percussionnistes sont comme les alchimistes. Qu'est-ce qui se passe ? Les gènes, l'idée, la culture orale, le sang qui pulsent de plusieurs façons dans la tête. Si je commence ici (il commence à taper un rythme sur la table), si tu commences là-bas, ça va générer la cellule du monde. Mon rêve est de faire une parade mondiale. Une minute de bruit. Le monde entier ne va pas faire une minute de silence mais une minute de bruit, à battre et chanter, crier. Le monde entier. Et la Terre va tourner différemment parce que les tambours interfèrent dans la rotation de la Terre. C'est la seule chose qui imite la nature. Les tambours imitent le tonnerre, la tempête. Et plus on jouera, plus la rotation de la Terre se fera suave. Comme si la musique était le lubrifiant de l'axe de la Terre. On a besoin de comprendre ça. C'est pour ça que la musique est un esprit pur. Elle n'a pas trahi son mari, sa patrie, son amoureuse. C'est nous qui allons en elle et en prenons certaines choses. La musique existe, ce n'est pas nous qui la faisons.

 

Jusqu'alors c'était plutôt la guitare que les chanteurs mettaient en avant, n'est-ce assez nouveau de voir un percussionniste en vedette ?

Peut-être. C'est un résultat ancestral mais je ne suis pas le premier. Il paraît que nous avons des millions d'années, je ne vois pas les choses comme cela mais comme la permanence du présent. Tout est maintenant et ici. Il n'y a pas cette distance qui semble exister. Et chacun profite de tout ça. Le temps existe : le temps que le temps donne à chacun.

 

Pourquoi as-tu attendu si longtemps avant de sortir ton premier album solo?

J'avais besoin de bases pour savoir et être sûr de ce que j'étais en train de dire. J'ai eu des partenaires avec qui expérimenter, j'ai appris avec eux d'autres notions de ce que je pourrais faire avec la musique. J'ai pris cette liberté. J'ai fait des musiques avec un orchestre symphonique ou d'autres avec des percussionnistes et tout ça arrive à partir de choses que tu vis ou que tu sens. Par exemple, si j'enregistrais un disque par jour, chaque disque serait différent parce que la vie se modifie et se renouvelle organiquement.

 

Ce que tu fais en solo est très différent de ce que tu fais avec Timbalada. Comment définirais-tu le projet Timbalada ?

Timbalada agrège beaucoup de choses : le mantra que le tambour apporte avec la nécessité d'investissement qu'ont les gens. On considère Timbalada comme un service d'animation sociale qui va promouvoir certaines valeurs.

Live avec Timbalada

 

Et ton autre groupe, Zarabes ?

Zarabes ? Ils sont nés pour révéler la présence arabe dans notre pays. On descend aussi des Arabes. La culture arabe nous a influencé alors que l'on nous a dit que nous étions uniquement issus d'une Afrique du Dahomey, d'une Afrique Noire. Mais en Afrique, il n'y a pas seulement des Noirs, l'Afrique est multiraciale et du monde entier. Donc Zarabes chantent pour certaines occasions : les choses enchantées, divines, ou pour les pierres qui peuvent aussi avoir leur enchantement. Cela mélange toutes ces influences que l'on a reçu d'Europe. Commencent à apparaître des bateaux, des rames, les couleurs du bateau mouillé. Cela ne ressemble pas à l'esclavage mais à la libération. Quand on parle de l'histoire du Brésil, des Noirs et des Indiens, c'est d'une façon très lourde, esclavagisée, et ça c'était une situation ancestrale. Aujourd'hui, on a besoin de se libérer de ce concept pour notre propre croissance. L'esclavage, c'est déjà du passé et pour éviter que cela se reproduise, il ne faut garder que la joie, la fascination de danser ensemble. La rencontre met un point final à tout cela.

 

Sais tu déjà à quoi ressemblera ton prochain album ?

Non, je n'y pense pas encore parce que sinon ça ne marcherait pas. Je ne peux pas garder la musique. Il faut qu'elle sorte.

 

Pourquoi parles-tu de « boulevard » dans la chanson « Vitamina ser » ?

Parce que la rue donnera beauoup de possibilités. On vit déjà beaucoup plus dans la rue que chez nous. Le « boulevard du tambourin » représente le Sambadrome, le « boulevard des alchimistes » représentent des gens qui cherchent toujours et, ça, c'est déjà commencer à parler de l'autre. On utilise souvent la femme comme figure de l'Autre. Elle est le boulevard, la route. Ou si elle n'est pas elle-même la route, elle va conduire à la route. Mais la route aussi conduit à la Femme.

 

Propos reccueillis par Olivier Cathus,

traduits avec l'aide de Goli Guerreiro