- RENCONTRE -

EDGAR MORIN A LA MAROQUINERIE

le 18 Novembre 1998



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Le GREDIN a invité Edgar Morin à revenir sur les lieux de son enfance, à Ménilmontant, pour évoquer l'effervescence et les cultures populaires. 

 

Juremir Machado da Silva :

Bienvenue à tous. Je vous remercie d'être venus. Je remercie aussi Edgar Morin qui a bien voulu nous faire le plaisir d'être parmi nous ce soir et revenir ainsi dans le quartier de son enfance. Mais je vais d'abord passer la parole à Olivier Cathus, responsable du GREDIN et auteur de "L'Âme-sueur".

 

Olivier Cathus :

Je tiens d'abord à dire que le GREDIN est très fier et honoré d'accueillir ici Edgar Morin. A titre personnel, je suis content que cela se passe ici car je suis né en bas (à Ménilmontant).

Cela fait plusieurs années que le GREDIN se réunit sur le thème de l'effervescence mais il nous aura fallu attendre cet été pour que l'on a puisse assister et participer à sa plus belle manifestation depuis longtemps, à savoir bien sûr, la fête après le titre de champion du monde. Cette nuit-là, la France entière fut agitée d'une joyeuse folie. A cette occasion, on mesurait mieux à quel point un pays, ou n'importe quel groupe social, a besoin de ces moments pour se revivifier. D'ailleurs, je voudrais profiter de ce moment pour répondre à M. Edgar Morin. Je me souviens en effet que lors de la soutenance de thèse de Juremir, il y a quelques années, vous disiez que les Français et les Brésiliens diffèrent en ce que les Brésiliens s'identifient et fortifient leur identité nationale par le souvenir des titres de champions du Monde de football tandis que les Français préfèrent se souvenir de leurs batailles victorieuses. Sur le moment, je n'avais qu'une envie, répondre que c'était uniquement parce qu'on n'avait encore jamais gagné la coupe du Monde !

J'aimerais maintenant en quelques mots rappeler comment j'ai pu aborder la notion d'effervescence par le biais des musiques populaires. Ayant travaillé sur les musiques populaires qui ont traversé le siècle, je me suis intéressé au Funk afro-américain par ses origines. C'est du Funk qu'est né la notion d'âme-sueur. Effectivement le nom même de funk dérive d'un dialecte africain et désigne la "transpiration positive", n'importe quel amateur de funk vous le dira, c'est donc cette étymologie qui nous incite à dire âme-sueur. L'âme-sueur donc est née de l'effervescence ou est une effervescence, c'est ce moment où apparaît l'âme collective... L'enthousiasme collectif.

L'effervescence a ceci de magique qu'on ne peut pas la programmer. Comme une mayonnaise, on peut en réunir tous les ingrédients sans pour autant qu'elle "prenne".

Enfin, quand j'utilise le terme de "culture populaire", cela chevauche en partie le sens qu'Edgar Morin donne à "culture de masse". Tandis que le sens où j'utilise "culture de masse" renvoie à la médiatisation, d'une musique en l'occurence. La force des musiques populaires est aussi l'effervescence festive qui a notamment attiré le bourgeois à l'encanaillement...

 

Juremir Machado da Silva :

Comme je suis Brésilien, je voudrais préciser que pour ce qui concerne l'effervescence de la coupe du Monde, elle m'a laissé complètement léthargique ! Je passe maintenant la parole à M. Edgar Morin...

 

Edgar Morin :

La remontée de la rue de Ménilmontant avec le bus 96 a été pour moi une remontée dans le temps. J'ai vécu, de 10 ans à pratiquement 18 ans, rue Sorbier, puis en face, rue des Platrières. Je descendais et remontais tous les jours la rue de Ménilmontant et le jeudi et le dimanche, j'allais au cinéma. Il faut dire que rue de Ménilmontant, il y avait 3 cinémas, plus le dernier cinéma muet de Paris qui a continué encore après les débuts du parlant.

J'étais, nous étions, avec beaucoup de gamins, des cinéphages. Le cinéma, c'était pas une banalité, c'était une plongée dans un univers fabuleux, mythologique. Vous allez me dire "oui mais aujourd'hui il y a la télévision". A l'époque, il y avait cette rareté. On attendais le jeudi, la matinée du jeudi pour aller au cinéma. A l'époque, les places pour enfants, étaient les trois premiers rangs. Et dès que la lumière s'éteignait, on courrait vers les places pour adultes, poursuivis par l'ouvreuse qu'on appelait "la mère Torpille" et qui voulait nous faire revenir vers les premiers rangs.

Et puis, ces films d'époque, ils avaient ce charme particulier de proposer des chansons. L'action s'arrêtait, l'acteur s'arrêtait, une musique se faisait entendre. Dans "La Belle équipe", c'était Gabin, il y avait aussi cette musique merveilleuse de "Sous les toîts de Paris", "14 juillet", de tous ces films... Et tout ça provoquait un véritable enchantement. Il faut dire aussi qu'à l'époque ces chansons étaient diffusées par des chanteurs populaires, des chanteurs de rue qui avec un accompagnement, d'un accordéon souvent, chantaient et vendaient les partitions. Avant que n'existent les disques, il y avait les partitions et on pouvait avoir les paroles.

Sans parler d'effervescence, il y avait une grande vitalité dans le quartier. Sans parler d'aujourd'hui, rue Sorbier, entre voisins, non seulement on se passait le sel mais aussi on participait aux scènes de ménage des uns et des autres, aux engueulades. On était de plein-pied les uns avec les autres.

Rue de Ménilmontant, il y avait un marchand de livres d'occasion avec un petit charriot et où j'achetais des bouquins. C'était aussi de la culture populaire, c'était des romans d'aventure, des romans de Gustave Eymard qui était une sorte de Fenimore Cooper à la française. C'était des histoires d'Indiens mais, là, les indiens étaient les alliés des Français contre les vilains Anglais. Il y avait des romans de cape et d'épée, toute une littérature pleine de merveilleux. Je me rappelle aussi d'un bouquin d'un auteur complètement oublié, dont je ne me souviens même plus le nom, mais ça s'appelait "Les Demi-vierges" et le marchand me dit "ça, c'est du beau, mais c'est du beau-léger". Et je me suis longtemps intérrogé sur le sens de ce "beau-léger".

Je disais que ma culture s'est faite rue de Ménilmontant, c'est une culture de la rue. On dit la rue, mais ce n'est pas seulement la rue, c'est aussi tous les cinémas qui la bordait, toute cette vie. Au 14 julllet, par exemple, rue Sorbier, on guinchait au son de l'accordéon, ou en écoutant les airs de Tino Rossi, c'était une imbibation, une proximité.

Depuis j'ai évolué. J'ai évolué, de cinéphage je suis devenu cinéphile, mais je n'ai pas oublié, pas seulement oublié : je n'ai pas perdu les goûts pour les chansons, la chansonnette, toutes ces choses-là qui pendant très longtemps, dans le monde intellectuel, étaient considérés comme vulgaires. Sans parler de celles qui sont du grand-art, il y a dans certaines chansonnettes quelque chose, dans la musique, d'entraînant, dans la ritournelle, des trucs rigolos. Par exemple, j'aime écouter ce truc d'Eddy Mitchell, ce prêche où il commence "mes biens chers frères, mes biens chères soeurs, pas de boogie-woogie avant la messe du soir", ces paroles m'enchantent.

 

Maintenant que dirais-je sur l'effervescence ? Je la cadrerais dans cette opposition de plus en plus présente dans mon esprit, entre la prose et la poésie. La prose de la vie, c'est quoi ? C'est quand on fait des choses dans la vie que l'on est obligé de faire, des choses qui vous ennuient, qui vous assomment. Mais on le fait pour gagner sa vie, pour survivre. Mais vivre ? Vivre c'est vivre poétiquement, c'est-à-dire pas seulement lire des poésies, bien sûr. C'est vivre dans un certain état de grâce, d'émerveillement, d'émotion. C'est l'état que l'on a dans l'amour bien entendu, que l'on a dans la fête, que l'on a dans la jouissance, que l'on a aussi dans ces grands moments collectifs d'amour qu'ont été les matches de l'équipe de France.

Parce qu'évidemment on peut voir le foot comme, beaucoup l'ont dit, un commerce, un business, une machinerie etc.. Tout ça est effectivement vrai mais il faut voir l'ambivalence, l'autre aspect. C'est cette communion collective, cette part d'aléa, d'incertitude, cette stratégie de l'immédiat, cet art. Et je pense au football, comme je pense au flamenco, ou à la corrida ou partout où il y a la part de l'improvisation et de l'incertitude. Car même si tout est fait pour y arriver, ça peut être tout à fait raté, très moche. Mais quand c'est réussi, quand se passe une magie, quand le match devient une sorte de ballet, quand dans le flamenco il y a ce qu'on appelle la duende, c'est à dire l'esprit, le génie, l'esprit qui vous saisi. Et on le sent bien qu'on est saisi, qu'on est transfiguré. C'est quelque chose qui nous transfigure, qui transfigure les acteurs mais aussi les spectateurs parce que ceux-ci participent aussi. Certains de ces états sont proches de l'extase mais ces états aussi appellent l'effervescence. Au Brésil, j'ai été stupéfié quand j'étais au Maracana pour la première fois. Quand le premier gol a été marqué, des fusées sont parties en l'air, des tambours se sont mis a jouer, j'en ai cru que des types tiraient à la carabine. Tout un déchaînement, une effervescence incroyable. C'était une espèce de coït.

Il n'y a pas nécessairement d'effervescence dans tout ce qui est poésie mais je pense que toute fête appelle l'effervescence. Avec, bien sûr, un moment donné un peu dangereux parce que la fête peut devenir destructive : on aime casser. Il y a les fameux potlatch de destruction où l'on casse les objects les plus chers. C'est ce qui m'avait fait réfléchir au début des années soixante. Il y avait eu la Fête de la Nation. Europe 1 avait son émission "Salut les copains" où se produisaient les chanteurs qui acclimataient le rock en France. Cette radio avait cette émission d'adolescents, de teenagers et ils ont décidé de faire une grande fête à la Nation. Ces jeunes sont venus en masse, certains collèges religieux avec des bonnes soeurs. C'était quelque chose de très très sage. Et puis, la musique ou on ne sait quoi et ils se mettent à arracher les grillages, à renverser les voitures, casser. Stupeur ! C'est d'ailleurs quelque chose qui a eu une importance sociologique à l'époque. Le rédacteur en chef du Monde qui n'y connait rien m'avait demandé ce que j'en pensais. Or je savais qu'il y avait eu, 2-3 ans auparavant à Stockholm, à peu près la même chose, à l'occasion de la Saint-Sylvestre. Des jeunes en fête, brusquement qui se battent. Eh bien, c'est cette ambivalence de la fête. Il y a un passage à la limite et ça personne ne peut le contrôler. Donc l'effervescence, c'est merveilleux mais ça peut aussi conduire à ça.

Nous avons aussi eu le rock avec la danse qui est à la fois solitaire, collective, à deux, et c'est une chose à laquelle on se donne, et où certains se retrouvent en état de possession. Quand on a fait justement le congrès de Rio, on a fait la fête finale sur le sommet du building de l'université, pour certains d'entre nous, c'était comme du candomblé ou de la macumba. C'était pas Exu ou Oxala mais il y avait des orixas. C'est pour ça, vous savez, la duende c'est l'esprit tandis que les orixas , c'est entre les esprits et les dieux. Ils sont nommés, chacun a sa voix et ils arrivent, ils prennent possesion. Et ces moments où l'on est possédé sont des moments merveilleux, des moments d'effervescence extrême.

Alors l'effervescence... Je pense qu'il faut défendre la poésie de la vie, la propager, lutter contre la prose. Même une fête entre copains, si ça prend, comme la mayonnaise, la liesse arrive et avec elle l'effervescence. On ne peut pas programmer l'effervescence, on ne peut pas la prédéterminer mais on peut aider à ce qu'elle se rencontre, que ce soit la rave-party, le rock, ou une bonne bouffe. Alors vive l'effervescence.

 

Juremir Machado da Silva :

Dans votre livre "Mes démons", un livre très effervescent où vous parlez justement de la rue de Ménilmontant, vous dites avoir toujours eu plus à coeur de critiquer le crétinisme des intellectuels plutôt que celui de ceux "d'en bas" car il est plus facile de faire la critique des médias que de faire la critique de ceux qui font la critique des médias. Dans ce quartier de Ménilmontant, dans cette vie, dans la rue, vous avez appris à découvrir le conformisme des intellectuels. Parce que c'est un conformisme qui est caché. Un intellectuel, c'est quelqu'un qui est in-conformiste par principe mais derrière l'in-conformisme, il y a en général beaucoup de conformisme. Je crois que le titre avant d'être "Mes démons" était "Je ne suis pas des vôtres", c'est à dire vous n'êtes pas un intellectuel mais toujours ailleurs. Est-ce ici à Ménilmontant que vous avez appris à être toujours ailleurs ?

 

Edgar Morin :

A l'époque, ici, je ne voyais pas ça. Mais en entrant dans le milieu intellectuel, universitaire, j'ai pu voir qu'il y avait ceux qui considéraient avec le plus grand dédain cette culture populaire. A peine reconnaissaient-ils qu'il y avait quelques bons films. D'ailleurs le cinéma a été méprisé longtemps par l'intelligentsia. Ce sont les surréalistes, les premiers, qui ont trouvé que Chaplin était génial. Il a fallu beaucoup de temps pour que le cinéma soit reconnu comme une expression artistique et pas seulement comme un commerce ou une industrie. Les mêmes choses ont joué pour la chanson, pour les médias en général. Il y a eu un dédain du monde universitaire et intellectuel.

Bon, alors il y a aussi le crétinisme d'en bas, c'est-à-dire celui qui vient des médias, un côté stéréotypé, conformiste, pas que dans les médias bien sûr, mais donc un crétinisme d'en bas. Mais moi je lutte sur les deux fronts, contre le crétinisme d'en haut. Parce que bien souvent ce monde vit dans l'abstraction la plus totale. Ils ne connaissent pas la ville. Même Herbert Marcuse pour qui j'avais beaucoup d'amitié. Il critiquait la télévision mais n'a jamais eu la télévision, "ah non, ça non, jamais je ne regarderais la télévision" disait-il.

Je me souviens qu'à Florence, il y avait une réunion d'intellectuels, j'ai eu le malheur de dire que j'aimais les westerns, quelqu'un est monté à la tribune pour dire que le western c'était fait pour que les ouvriers américains n'aient pas la conscience de classe et que c'était idiot. Je lui ai demandé s'il en avait vu beaucoup, "ah non, m'a-t-il répondu, je ne vais pas voir des trucs comme ça !".

Et ce n'est pas seulement un monde abstrait, c'est des gens qui ne vont pas faire leur marché et, à partir d'un certain niveau même, il ne connaissent pas le métro, ils ne connaissent pas le bus.

 

Juremir Machado da Silva :

Ce n'est pas comme nous, on a pris le 96 pour venir ici !

 

Edgar Morin :

Et moi je fais mon marché et c'est très agréable. Ils vivent déjà dans un monde abstrait mais, de plus, leur mode de pensée les coupe du réel. Par la pensée compartimentée, il n'ont jamais le sens de l'ensemble. Je lutte contre le crétinisme d'en haut, celui qui vient de l'université. Et c'est très difficile de lutter sur les deux fronts parce qu'on reçoit des coups des deux côtés.

 

Intervenant 1 :

Je voudrais savoir si l'on peut parler d'effervescence à propos de la résistance par exemple, parce qu'à écouter les souvenirs de certains, on sent qu'il y a cette dimension, cette idée qu'ils étaient portés par quelque chose de plus fort qu'eux, l'idée d'une vie meilleure. Ou même parfois dans les manifestations, on ressent ça. Donc est-ce que l'on peut parler d'effervescence à ce propos ?

 

Edgar Morin :

Moi, je pense que toute manif' porte en elle une potentialité d'effervescence. D'autant plus qu'elles font appel à des tambours, à des chants, des masques. Je dirais même que les manifs lycéennes récentes, dont les revendications étaient assez minimes et sensiblement les mêms que tout le monde, leur fonction presque était l'effervescence : la manif' pour la manif', le plaisir de montrer sa force, de faire front aux autorités adultes, de s'affronter à la police. Il y a une jouissance de la manif' qui est de l'ordre de l'effervescence. Avec le côté "casseur" aussi qui peut arriver.

Maintenant dans la résistance... La résistance, vous savez, que ce soit la résistance urbaine ou celle que j'ai faite, celle du maquis, à part quand il y avait des combats... Ce sont des choses qui ont besoin d'être discrètes. Ce sont des petites réunions par groupe de deux. Cela nécessite énormément de précautions. On était peut-être portés par quelque chose que j'ai ressenti rétrospéctivement. C'est-à-dire après je me suis dit, "tiens, ce sont les plus belles années de ma vie", pourquoi ? Parce que c'était des années où j'avais l'impression, à tort ou à raison, de faire quelque chose de bien pour l'humanité. On avait l'impression que les choses avaient un sens. Mais sur le moment même, bien sûr, il n'y avait pas vraiment d'effervescence. Le moment effervescent, par contre, ça a été la Libération de Paris.

Et aussi de faire des barricades. C'est très effervescent de faire une barricade parce que l'on ramasse des choses par ci, une voiture par là, une charrette par ci. Faire une barricade, c'est une oeuvre d'art hétéroclite. Et puis, on a des armes... Et il faut bien dire aussi que pendant cette insurrection de Paris, les troupes nazies n'ont jamais voulu prendre les barricades, elles se contentaient de circuler le long des grands boulevards. Alors on faisait des barricades très joyeuses parce qu'on n'y risquait finalement pas grand chose. Mais on était déjà dans l'exaltation du Paris libéré. On se baladait avec nos brassards FFI, un vieux tromblon à la main, et salués par la population. Montmartre était déjà libéré.

L'effervescence, ça a été la grande fête du défilé de l'Etoile à la Concorde. On était des centaines de milliers, il y avait De Gaulle, les gens du comité de libération. Et là, c'était la liesse, c'était l'extase. Et, du reste, l'extase a été apparemment coupée parce des tireurs des toîts s'étaient mis à tirer des rafales sur la foule et moi, je me rappelle, j'étais resté effervescent parce que j'étais sur le toît d'une voiture, avec un drapeau tricolore, il y avait Marguerite Duras et quelques amis. Tout le monde se couchait et, alors que nous prenions le boulevard Hausmann, les gens nous acclamaient quand on passait mais les tirs depuis les toîts continuaient.

 

Il y a ce que j'appelle les extases de l'histoire. De ces moments extraordinaires de communion, de joie. Mai 68 a été incontestablement, pendant les premières semaines, un pareil moment. Tout le monde se parlait. Un des signes de cela, c'est que les cabinets des médecins et des psychanalistes se sont entièrement vidés. Mais trois semaines après, c'était rempli à nouveau. C'est un phénomène qu'on a vérifié aussi en Arménie parce que quand il y a eu le tremblement de terre, il y a eu un formidable mouvement de solidarité, du reste comme à Mexico. Et là aussi, des médecins amis m'ont dit que tous les types qui avaient des gastrites, des maux d'estomac, tout ça était guéri. Toute contribution à quelque chose qui donne un sens vital, un sens beau nous met dans un état heureux. Et il y a donc des moments d'effervescence qui arrivent. J'ai vécu aussi la révolution des Oeillets à Lisbonne, c'était aussi un moment merveilleux et admirable de communication et de communion. Alors, du point de vue historique, pour répondre à cette question sur la résistance, c'est comme les grands moments d'extase ou d'amour, on ne trouve pas ça tous les jours. On a de la chance quand ça arrive et là, on est totalement submergé. Donc il faut espérer connaître d'autres extases de l'histoire. Et quand il y a eu cette victoire au Championnat du Monde, ça a été une petite extase de l'histoire, ça a été vécu ainsi par la population française.

La résistance, ça a été une période heureuse dans les malheurs de l'époque mais on ne vit pas dans l'effervescence, parfois dans l'exaltation mais l'effervescence, elle, vient au moment où ça explose.

 

Juremir Machado da Silva :

Bien. Il faut maintenant que je pose une petite question provocatrice à mon ami Olivier Cathus. Dans ton livre, tu ne parles pas beaucoup de la Techno. N'est-elle pas effervescente ou populaire ?

 

Olivier Cathus :

La techno, c'est justement une des musiques où se manifeste aujourd'hui une certaine effervescence, c'est une des musiques qui revendique le plus la mise en pratique de nouvelles formes de transe. La transe réapparaît comme ça ponctuellement mais l'occident l'avait quand même bien écarté. Elle n'apparaît d'ailleurs pas toujours dans la techno. C'est comme l'effervescence, elle n'est pas programmable. Alors, à sa façon, brouillonne, en tâtonnant, les fêtes techno essaient parfois de renouer avec ce type d'état, avec plus ou moins de réussite d'ailleurs.

Mais si j'en n'en parle pas, c'est tout simplement pour des questions d'effervescence personnelle. Quand je me suis trouvé dans des raves, ce n'est pas une musique où je sente pouvoir me libérer. Après, pour le sociologue, c'est la question toujours délicate de la posture. Nous, au Gredin, sur l'effervescence, on ne pouvait que faire référence à un des pères fondateurs de la sociologie, Durkheim, qui disait qu'il fallait "voir les choses du dehors". Pourtant en quelque vingt ans d'écart entre "Les règles de la méthode..." et "Les formes élémentaires...", on retrouve pratiquement la même phrase sous sa plume. Mais, dans le premier cas, on avait l'impression d'avoir à faire à une maladie honteuse et, dans l'autre, celui qui a toujours dit qu'il fallait voir les choses du dehors, on a quand même l'impression qu'il s'y est en quelque sorte fait prendre à cette effervescence. Et il a le sens que ça nous porte au-dessus de notre niveau ordinaire. Il laisse même entendre à demi-mots qu'il faut s'y laisser prendre.

Donc, moi je ne ressentais pas cette effervescence personnelle dans la musique techno d'où le funk. De plus, le funk, outre ses aspects festifs, porte en concentré tous les traits communs que je repérais dans d'autres musiques.

Mais, quelque que soit la musique, il y a la question suivante qui est que l'effervescence n'est pas réellment mesurable de manière objective, de toutes façons il y plusieurs effervescences. Il y a une effervescence "en minuscule", des effervescences qui vont de la simple euphorie à la transe, en passant par divers états. C'est avant tout un état collectif, le moment où le groupe fait s'oublier chacun dans une dynamique. Donc la Techno est effervescente mais j'ai privilégié les musiques où moi j'y étais sensible en terme de participation, celle-ci n'étant lié qu'à un goût personnel.

 

Intervenant 2 :

De quelle extase se rapprocherait la Techno ?

 

Edgar Morin :

Il y a plusieurs types d'extase, évidemment. Et d'abord, si vous voulez, chez les mystiques, il y a l'extase où on arrive par l'immobilité, le silence. C'est une extase de perte de soi, d'entrée dans un grand tout mais sans effervescence. L'effervescence n'est pas nécessaire à l'extase. Mais il y a un autre type d'extase qui arrive à travers la danse, à travers la transe, à travers le corps et qui passe par l'effrevescence. Il y plusieurs extases, j'ai parlé de celles de l'histoire, mais on peut aussi avoir des extases patriotiques, des extases de couple, etc.. Cet état fait que l'on se trouve en se perdant. On se noie dans la communauté mais on sent que l'on y est mieux soi-même. C'est ça ce sentiment vécu.. Bien entendu, chacun ses extases et on peut combiner diférents types d'extases.

 

Intervenant 3 :

Je lisais ce matin cette phrase de Flaubert : "la mélancolie elle-même n'est qu'un souvenir qui s'ignore". J'ai été étonné d'entendre votre phrase, Olivier, "on était les champions du monde" car si vous vous appropriez la jouissance footballistique, moi je rugis. Pour moi, le sport n'est pas une culture puisque vous parlez de culture populaire, il n'y a pas d'effervescence que l'on aime ou n'aime pas ce sport. Mais il ne peut pas y avoir d'effervescence, on l'a évoqué au niveau des sans-papiers, quand on sait que la culture, si on appelle ça culture, a eu tous les moyens au niveau du football. Un mouvement extraordinaire qui devait avoir des retombées au niveau culturel. Au niveau culturel, si l'on continue à dire qu'il y a une culture populaire, c'est qu'il y a une division, une hiérarchie. Alors je suis un ami d'Albert Jaccard et d'autres philosophes, qu'ils soient d'Inde ou d'ailleurs, et ce monde se sauvera par l'égalité, la liberté et l'égalité, et la fraternité. A partir du moment où il y a une culture populaire qui serait humaine, qu'est-ce qu'on appelle "culture" ? Si on va vers la culture populaire, l'effervescence, c'est justement initier cette génération à autre chose que le foot et la guerre, donc à la paix. Et l'esprit populaire c'est de communier ensemble et sans esprit religieux. Donc, Edgar Morin, on s'est déjà rencontré sur un plateau, c'était au "Cercle de minuit" de Laure Adler. On évoquait la période nazie et la Shoah et on a assitsé à une autre mode, un spectacle ahurissant, vous devez vous en souvenir, de peintures très sensuelles... Nous étions choqués.

Je veux dire ce qu'on appelle par culture populaire, c'est démocratie. Est-ce qu'on va se réveiller et faire autre chose que clap-clap-clap : on est les champions de quoi ? Franchement, on ne sait même plus s'il s'agit de foot ou d'autre chose, on est les maîtres du monde de quoi si on ne se bat pas encore pour les sans-papiers, les vraies causes ? Moi, je jouis dans les manifestaions avec mon nez rouge, mon harmonica et mon chien devant les CRS et les confettis. La culture, c'est combattre par la violence et il faut de l'humour pour survivre. Et l'humour... Rue du Dragon, nous avons assisté à des scènes de vrai comique populaire mais aussi au mauvais côté des choses. Qu'est ce qu'on enseigne comme figure à la masse ? Et le combat politique aujourd'hui, il est au-delà de l'assemblée nationale et nous devons prendre conscience de ce que l'on inculque aux futures générations et si c'est autre chose que du foot, du foot, du foot.

 

Edgar Morin :

Nous sommes en plein dans le caractère caméléon du mot "culture"... Quand on parle de culture, soit on parle de ce qui est distinct de l'animal, ou bien on parle des cultures au sens ethnographique, ou encore de la culture au sens de connaître Montaigne etc..., la "haute culture". Donc quand on parle de culture, on ne sait jamais finalement de quoi l'on parle. C'est une difficulté. Je dirais moi ce que j'ai vécu de la culture populaire à une époque passée, c'était une culture des faubourgs, des rues, de la pauvreté. Il y a un très très beau livre anglais de... excusez-moi, un début d'Alzheimer ! De, de... Hoggart ! "The Use of litteracy", "La culture du pauvre" en français. Ces années-là, on sentait que ça existait cette culture, qu'il y avait déjà ses fournisseurs, ses premières diffusions avec la radio. Cette culture, elle n'existe plus telle quelle. La rue n'est plus un lieu de culture et il y a ce que moi j'ai transporté, ce qu'on appelle en Amérique mass-culture et qui ne signifie pas "culture pour les masses". La culture de masse, c'est la culture produite en masse, industriellement. Mais on peut parler de culture, une culture, c'est ce qui apporte une série de normes et de rites, une culture c'est un ensemble de savoirs, de connaissances, de règles de vie. Le mot culture n'est ni quelque chose de péjoratif, ni quelque chose de laudatif, il peut y avoir de tout. Il y a la culture flamenco par exemple, et qui est magnifique.

Sinon, le débat Mondial ou sans-papiers, je crois que ce n'est pas l'alternative. C'est comme si vous dites alors que si vous faites l'amour vous perdez du temps au lieu de vous occuper des sans-papiers ! Moi je me rappelle, j'étais à une séance du cinéma Action qui était communiste, c'était un film sur la guerre d'Espagne et il y a un type qui soudain s'exclame "mais ce film ne parle pas de la guerre du Vietnam !", alors on lui a dit "mais, camarade, calme-toi, la guerre du Vietnam n'a pas encore eu lieu". Je veux dire que ça n'empêche pas qu'on puisse être à la fois pour la régularisation des sans-papiers et jouir du Mondial. Moi, je me rappelle, j'étais au match France-Italie et j'ai éprouvé un sentiment très intense. Je considère que tout ça est compatible, ce n'est pas l'alternative.

Et je considère qu'une des conséquences mêmes de la victoire a été que Charles Pasqua demande la régularisation des sans-papiers. L'argument de Pasqua était même solide, "pusique vous n'allez pas les expulser, régularisez-les plutôt que d'en faire des clandestins". Tout ceci communique. C'est pareil aussi au Brésil, Juremir, avec les intellectuels de gauche et, à l'époque, ils venaient tous de la bourgeoisie bien sûr. Parce que ma compagne était noire, tous ces intellectuels de gauche (qui étaient blancs) me regardaient avec curiosité et tous me parlaient de l'aliénation footbalistique qui empêchait la classe ouvrière de prendre conscience. Moi, je trouvais cela extrêmement fatigant parce que ça n'a pas de rapport.

Alors que des gens s'aliènent dans le football ! Mais j'ai connu tellement de gens qui s'aliènent dans le parti, communiste... et trotskiste aussi, et tout ça... Alors ! Chacun s'aliène comme il veut, comme il peut. Il est évident que ça peut devenir une drogue aussi. Les gens vivent de contradictions, et c'est finalement ça la vie, vivre de contradictions. Alors bien sûr, il faut lutter contre certaines dégradations mais il ne faut pas schématiser. Et je le répète, mon point de vue, c'est que le mot culture est polysémique.

 

Juremir Machado da Silva :

Quand le Brésil a gagné la Coupe du Monde 70, c'était la dictature et pendant des années on a dit que c'était le fait d'avoir gagné la coupe du monde qui soutenait la dictature. En 78, l'Argentine, qui était aussi une dictature, a gagné la coupe du monde et la dictature est tombée pas longtemps après. Donc le football ça ne sert pas nécessairement une dictature, ce n'est pas mécanique même si nos intellectuels ont essayé de nous convaincre que c'était comme ça. Cette année même si on a perdu la coupe du monde (donc je vais essayé de l'oublier) Cardoso a gagné les élections malgré tout, malgré la déception de la coupe du monde. La relation entre le foot et la politique peut exister mais il n'est pas mécanique.

 

Michel Pintenet :

En France, ça a fait monter la cote des hommes politiques, de droite et de gauche.

 

Juremir Machado da Silva :

Mais quelques mois après, c'est déjà tombé. C'est passé, on est revenu aux problèmes.

 

Intervenant 3 :

Sans vouloir vous insulter, je connais assez bien le Brésil et j'aime tout au Brésil mais la conscience politique au Brésil, c'est zéro ! Il n'ont aucun sens politique. Tous les amis brésiliens qui viennent ici me le dise, c'est zéro, il n'y a que le foot et la danse, tant mieux mais la conscience politique ! Ils votent pas, ils s'en foutent ! La masse, elle s'en fout ! Les favelas, elles s'en foutent !

 

Ryozo Hiyama :

Vous avez parlé de poésie et de prose, c'est vraiment intéressant. A une certaine époque, le protestantisme a produit l'ici-bas et l'au-delà et, aujourd'hui, c'est l'avenir et l'ici-bas qui fondent l'altérité. Cela peut aussi être la contradiction entre poétique et politique qui fonde l'altérité. Il y a la prose mais aussi la positivité, il faut donc aussi accepter une certaine positivité sociale. Et c'est peut-être cette opposition entre poétique et positivité qui construit le sens de notre monde.

J'ai une question, sur l'invraisemblance. Vous avez parlé de la rumeur d'Orléans, et il y a cette idée d'invraisemblance. Comme au cinéma : ça ne peut pas exister mais ça existe. Et dans la vie quotidienne, c'est pareil. Dans "L'étranger" d'Albert Camus, un blanc qui va en prison pour avoir tué un arabe, à cette époque, ce n'était pas vraisemblable. Donc l'invraisemblance est un noyau du récit à notre époque. Le sens positif au niveau social de la rumeur peut être dans la forme de récit qui produit par exemple une rumeur.

 

Edgar Morin :

Nous satisfaisons beaucoup de nos besoins poétiques dans l'imaginaire, dans nos propres fantasmes, ensuite dans les films, les romans. Nous sommes entourés d'imaginaire, d'autant plus que la vie est prosaïque et que l'on ne peut pas réaliser ses aspirations. C'est vrai aussi que pour moi il y a une complémentarité : on ne peut pas se passer de la prose de l'existence mais vivre c'est, comme disait Hölderlin poétiquement, "l'homme habite sur la terre" et notre vie est poétique. Nous pouvons mettre de la poésie dans des choses tellement différentes. Le mot "révolution" est très poétique, il a une charge incroyable. Il y a beaucoup de poésie qui était dans l'idée de révolution, de nouvelle société, dans le mythe de l'Union soviétique même. Et cette poésie s'est complètement effondrée. Le côté poétique des discours de Lénine se dégrade, on y voit aujourd'hui beaucoup plus le cynisme, la violence, la brutalité... Surtout que ce rêve n'a fait que réaliser son contraire. Alors, c'est vrai qu'aujourd'hui notre côté poétique est beaucoup plus dans la vie privée, dans la tentative de vivre ses amours, ses amitiés, ses fêtes.

Maintenant, si on prend cette rumeur, elle était très curieuse à analyser. Elle circulait très bien chez les jeunes filles entretenant un fantasme dont elles avaient peur, une étrangeté envoûtante. C'était un truc de prostitution. L'histoire, c'était que des jeunes filles passaient dans les salons d'habillage ou d'essayage, où on les endormaient, on les chloroformaient, on les faisaient disparaître par une trappe et on les embarquaient vers des bordels exotiques, des émirats arabes, peut-être à Rio. Il y avait un fantasme trouble là qui ne reposait évidemment sur rien. Mais le propre de la rumeur, c'est le choc d'une vraisemblance et d'une invraisemblance. Parce que la rumeur n'existe que quand quelqu'un dit : "je le sais très bien, c'est mon cousin qui l'a vu, mon oncle qui est flic qui a vu ceci", etc...

D'ailleurs nous avons eu une rumeur de guerre très tonique sous l'occupation. L'Allemagne nazie triomphait, l'Angleterre était isolée et la rumeur disait : les Allemands ont voulu débarquer en Angleterre mais les Anglais, rusés, avaient répandu de l'essence sur la mer et quand les Allemands sont arivés, ils ont mis le feu et tous les bateaux ont cramé. Et c'était la rumeur, quelqu'un disait "mon cousin a vu sur la plage les cadavres calcinés des soldats allemands". Toutes les classes sociales sont touchées par la rumeur. Or jamais la radio anglaise que nous écoutions n'avait fait état de ce débarquement. Il n'y avait rien qui puisse nous dire qu'il y avait eu un débarquement raté. Evidemment les Anglais l'auraient annoncé mais on avait tellement besoin, en quelque sorte, de voir une défaite allemande qu'il y a eu cette rumeur et ce mythe. Et nous vivons ainsi : "c'est mon cousin qui l'a vu". La morale de tout ceci, c'est qu'il faut se méfier de la méfiance et qu'il faut se méfier de la confiance. Et il faut toujours naviguer dans la vie entre méfiance et confiance. C'est un peu ça notre destin, nous sommes soumis à l'erreur sans arrêt et il faut tout vérifier en permanence.

 

Amadou Mbaye :

Pensez-vous qu'il faut faire une réforme de la pensée ?

 

Edgar Morin :

Moi je crois effectivement qu'il faut faire une réforme de la pensée mais il est évident que les plus grands ennemis de cette réforme sont nos habitudes, nos structures mentales, les structures institutionnelles. C'est le fait que des gens aient basé leur autorité sur la propriété d'un territoire intellectuel. Vous avez des obstacles énormes, surtout dans les structures officielles.

Mais les conditions favorables seraient que l'on se repose des questions, c'est-à-dire que la culture redevienne un bouillon de culture, un bouillonnement culturel. Les grandes époques, c'est ça, ce que l'on a appelé la Renaissance par exemple qui était un bouillonnement culturel. Moi, il me semble qu'en Amérique latine, justement, je vois des signes. On s'y pose des questions que l'on ne se pose pas en France. Je pense qu'il y a chez les intellectuels là-bas un plus grand sentiment populaire, du peuple auquel ils appartiennent. On sent très fortement, peut-être parce qu'il y a tous ces problèmes avec les paysans, avec les favelas, cette guerre civile. Ce sont des pays très pragmatiques qui ont ce souci.

Ce double sentiment, d'un côté la théorie de la libération, de l'autre le marxisme-léniniste. Ces deux forces ont montré leurs limites et leurs insuffisances pour beaucoup de ceux qui y ont cru et il y a donc une recherche de ce côté-là, une recherche au-delà. Comment faire pour mieux penser et agir le réel ? Dès que vous avez une situation de crise vécue, vous n'êtes pas satisfait de votre façon de pensée. En France, je le répète sans arrêt aux milieux académiques mais ils s'en tapent, je leur dis "il y a un divorce de plus en plus grand entre votre mode de connaissance qui est compartimenté, fragmenté et les problèmes qui sont de plus en plus globaux, généraux, transversaux et planétaires".

Donc il faut faire quelque chose, il y a un problème parce que plus ça va et plus ça va être fragmenté. Notre savoir justement produit une crétinisation dans ce sens là. Mais ils ne comprennent pas, ils pensent qu'il suffit de faire des réunions d'experts, et et caetera... Les économistes ! Aucun n'a prédit la crise qui s'est passé, aucun ne peut dire la même version de ce qui va se passer et aucun ne peut faire un diagnostic de la crise qu'il vient d'y avoir. C'est pire que Molière, n'est-ce-pas. Mais on se prend au sérieux, on dit "c'est la vraie science, vous ne pouvez pas comprendre". Mais c'est le monde où l'on vit et on ne se pose pas les questions, on ne se remet pas en cause soi-même. Les conditions sont favorables quand on commence à s'interroger sur ce qu'on l'on fait, sur ce que l'on est. L'environnement culturel produit une effervescence psychique et c'est favorable pour faire avancer la pensée.

 

Juremir Machado da Silva :

Je vais vous avouer, je peux poser des qurestions très absurdes mais je suis capable de les enrober de façon très académique et en les appellant des hypothèses ad hoc ça peut passer. Donc j'entends beaucoup de gens qui disent qu'il n'y a pas d'effervescence aujourd'hui, ils regardent le passé et il disent, "l'effervescence c'était 68", etc... L'effervescence, c'était toujours avant, la Commune de Paris, toujours plus en arrière. Je voulais demander s'il y a une effervescence dans la contemplation. Une sorte d'effervescence nostalgique, une extase du type qui commence à bouillonner de l'intérieur parce qu'il regarde le passé et qu'il dit "le passé était toujours plus beau". Est-ce qu'il y donc de l'effervescence aujourd'hui, est-ce qu'il y a de l'effervescence dans la contemplation ?

 

Edgar Morin :

L'effervescence aujourd'hui, on en a parlé. Ce sont toutes ces choses aussi qu'avait pointées il y a quelques années déjà Maffesoli et qui avaient été assez mal accueillies mais dont on se rend compte aujourd'hui qu'elle existent. Cela dit, vous faites appel à un sentiment de nostalgie propre au vieillissement. D'ailleurs, on remarque le vieillissement quand quelqu'un dit "de mon temps, les saisons n'étaient pas comme maintenant". C'est qu'on considère que le temps s'est détraqué. Cela va devenir juste avec les dégâts écologiques, seulement l'idée que le temps se détraque, ça fonctionnait déjà au XIXème siècle. Alors, l'idée qu'il y avaient des choses merveilleuses dans le passé ? Non moi, ce que je crois, ces extases de l'histoire, elles surgissent comme ça, on ne peut pas les pondre. Bien entendu, les exemples qu'on a sont dans le passé mais peut-être qu'on aura d'autres extases de l'histoire, je n'en sais rien. De toutes façons, essayons d'avoir nos propres extases, interpersonnelles, collectives : vivons poétiquement.

 

Intervenant 4 :

Internet peut-il permetre de nouvelles formes d'effrevescence ?

 

Edgar Morin :

Il y a de nouveaux moyens de commuication et c'est très bien mais Internet, c'est la langue des hommes, ça sert à tout, aux spéculateurs financiers, ça sert pour faire des affaires ou des communications, c'est un moyen qui peut être très utile. Tout ce qui enseigne est bon mais le vrai travail de la réforme de pensée nécessite finalement un engagement personnel, un travail personnel. C'est en s'engageant soi-même que se fait ce travail. Alors Internet, c'est juste un élément.

 

Lahcen :

Il y a eu débat récemment autour du livre de Sokal, "Impostures intellectuelles", et j'aurais aimé avoir votre avis sur le procès que l'on fait à l'analogie dans le monde scientifique ?

 

Edgar Morin :

Vous savez, une analogie quand elle est une métaphore, vous aide à susciter beaucoup de résonances justement poétiques. L'analogie, en quelque sorte, opère une rupture avec un langage précis de code civil. Dans notre langage d'ailleurs, nous mélangeons de l'analogie avec du digital, c'est une chose. Mais deuxièmement, il y a des analogies qui sont très pertinentes et le mérite de l'analogie, c'est de briser le caractère linéaire du discours et d'ouvrir des ondes de résonances qui vont très loin. Prenez quand Norbert Wiener a découvert la cybernétique, l'idée de rétroaction négative, ou de feedback négatif, c'est-à-dire de régulation, de comment se font les régulations. On se rend compte que ça fonctionne pour les locomotives, pour le corps humain, ou celui de n'importe quel animal, qui retient de façon fixe le Ph, ce qu'on appelle l'homéostasie, ça fonctionne pour les étoiles, dans les sociétés. Bien entendu, ce n'est pas la même analogie dans les locomotives et les sociétés ou les astres mais nous vivons sous le règme d'une vision compartimentée du monde et l'analogie vous ouvre une communication soit métaphorique simplement, soit pertinente. Et je pense que le mépris que les scientifiques ont longtemps eu à l'égard de l'analogie comme "vice de la pensée" vient de ce qu'ils n'ont pas compris que l'analogie, sous forme de métaphore a des vertus éclairantes, poétiques, de concrétude et, éventuellement, qu'elle pouvait être utile parce qu'elle montrait qu'il y avait des ponts entre les différents points et domaines de l'univers.

 

Ryozo Hiyama :

Ce qui m'intéresse dans votre travail, c'est que l'altérité n'est pas envisagée en tant qu'autre mais comme alternance. Par exemple, vous avez parlé de transfiguration, et qui consiste à redécouvrir l'archaïque.

 

Edgar Morin :

Vous savez, cette notion d'archaïque, elle a été aussi utilisé de façons très différentes. D'abord, d'un point de vue anthropologique, il y avait les "archaïques", c'est-à-dire ceux qui n'avaient pas atteint le niveau intellectuel, etc.. Il y avait une hiérarchie forte. C'était un signe de non accession à la modernité. Au niveau politique aussi, il y avait le conflit entre les archaïques et les modernes. La modernité aussi, aujourd'hui, peut être considérée comme archaïque par les post-modernes.

Ce que je crois, c'est que du point de vue anthropologique demeure en nous quelque chose d'archaïque. Je vois dans archaïque le sens fort de arkhè, du grec. Le fondamental. Il y a un archaïsme humain. Et qui se réveille. Quand j'ai fait ce livre "Les Stars", j'ai montré que ces formes archaïques de culte se retrouvaient aujourd'hui, tout en se modifiant, bien sûr. Et même la transe aussi, il y a quelque chose d'archaïque dans cette transe que l'on avait chassé par la rationalisation occidentale. La transe, elle revient, et c'est une exigence de l'être, de vivre son corps, de commercer avec son corps. C'est comme quand on disait "Empereur, tu es nègre" : chacun est nègre. D'ailleurs, c'est vrai que c'est l'irruption de l' "Art nègre", comme on disait en 1900, l'irruption des rythmes noirs comme l'on disait, qui nous a aidé à retrouver notre archaïsme.

 

Olivier Cathus :

Juste un mot sur la confusion qui a été faite dans une question sur la soi-disant hiérachie entre culture populaire et culture dite cultivée, ou savante. C'est toujours difficile de nommer les choses. Déjà, l'idée de culture populaire est toujours plurielle, il y en a plusieurs et qui sont toujours en dynamique, jamais figées. Souvent les intellectuels ont considéré être les seuls à pouvoir échapper à l'aliénation, à avoir l'esprit critique. Le sens que j'ai voulu donner à populaire, c'est aussi ce qui est critique. Ce n'est pas parce que quelqu'un va suivre un pogramme télé qu'il ne va pas avoir un recul et un esprit critique. Comme par rapport au football, c'est simplement que l'on ne boude pas son plaisir et, ensuite, l'esprit critique a longtemps taraudé aussi tout ça. Le sens de culture populaire, c'est ce qui échappe à la récupération, tout comme l'effervescence.

 

Juremir Machado da Silva :

Je remercie donc M. Morin et Olivier Cathus d'être venus, et vous aussi, même si vous n'avez pas eu le temps de poser toutes les questions que vous auriez voulu. Je remercie aussi La Maroquinerie qui a bien voulu accueillir ce riche débat.