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L'EXPERIENCE ESTHETIQUE DU RAP...

Entretien avec Richard Shusterman



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Richard Shusterman est l'auteur du très remarqué «L'Art à l'état vif» (1992), où il proposait une théorie esthétique inspirée de la philosophie pragmatiste et illustrée par le rap. Lauréat du Senior Fulbright et du NEH Fellowships, il a enseigné dans de nombreux pays et est actuellement Professeur à la Temple University de Philadelphie (où il tient la Chaire de philosophie) et au Collège International de Philosophie, à Paris. Il dirige également pour l'UNESCO une recherche sur les cultures urbaines. Son nouveau livre, « La Fin de l'expérience esthétique », est à paraître prochainement.


- Tout d'abord, pour rester un peu vague, en reprenant ce que vous avez pu écrire sur les éléments fondateurs d'une esthétique populaire, voyez-vous des traits communs entre les cultures hip hop et techno ?

- Richard Shusterman : Je ne connais pas grand chose à la culture techno - d'un point de vue académique du moins. Par contre, quand j'étais Fulbright Professor à Berlin, en 1995-96, j'ai passé plusieurs longues nuits dans deux des plus grandes boîtes techno locales, le E-Werk et le Tresor, et j'ai également fréquenté de plus petits clubs. J'ai écrit à ce propos dans Poésie (n°80, 1997). Il y a quelques évidents traits communs à la techno et au hip hop. La prédominance du rythme sur la mélodie; le haut volume sonore et sa thématisation du bruit; la distinctive jeunesse de la culture avec la suggestion que seulement la vigueur de la jeunesse peut supporter et apprécier le bombardement de ce bruit et les longues et tardives heures passées à danser et boire, etc; le sentiment net d'être une culture alternative, rebelle, opposée, en quelque sorte, au mainstream (bien que je doive admettre que, pour les formes plus commerciales de ces cultures, cette caractéristique oppositionnelle soit devenue une simple trace dans nos mémoires); le style libre et la structure détendue de la danse (opposé au côté plus imposé - two-steps, etc. - des musiques traditionnelles); le sentiment d'une nouvelle et éphèmère identité de groupe qui peut se former et disparaître dans l'espace d'une nuit de musique ou même dans celui de quelques minutes de danse, alors que chacun s'unit aux autres personnes et groupes de danseurs, selon divers degré de proximité et de coopération.

D'un autre côté, certaines différences entre le hip hop et la techno semblent clairement prononcées. Le hip hop me paraît être plus lyrique et avoir beaucoup plus d'humour. Il a une esthétique plus humaine et (dans ses expressions les plus intellectuellment sérieuses) une philosophie plus humaniste. Bien que tous deux aient une étonnante dialectique où les humains manipulent les machines technologiques, qui à leur tour manipulent et mettent en mouvement les danseurs, la techno parle un langage plus mécanique pendant que, dans le rap, la voix et la poésie du langage sont aussi importants que les autres sons. Je me souviens avoir dansé pendant des heures à Berlin sur des riffs techno sans avoir jamais entendu une seule voix, qu'elle soit live ou enregistrée. J'ai remarqué cette absence quand une simple rythmique « uh-huh » fut mise en boucle une ou deux fois dans le mix. Spontanément, l'entière foule des danseurs réagit par une montée d'émotion, exprimée en claquant des mains, hochements de têtes ou en reprenant « uh-huh », en reconnaissance du sens de cette intervention verbale humaine, même si son oralité et sa verbalité sont sûrement minimaux.

J'ai interprété cette expérience comme le signe du pouvoir persistant du mot (ou simplement de la voix humaine) pour nous toucher émotionnellement. Mais mon point de vue est peut-être par trop nostalgique. Le refus des mots dans une grande part de la musique techno peut aussi exprimer une puissante protestation contre le discours banalisé de notre société de l'information, où les mots eux-mêmes deviennent bruit, où le bla-bla incessant devient un bavardage dépourvu de sens. Alors pourquoi ne pas essayer de trouver plus de sens authentique et de pureté sémantique dans la seule musique ? Peut-être ces deux interprétations ne sont-elles même pas en profond conflit. Quoi qu'il en soit, ce qui est clair, c'est que le hip hop et la techno sont des phénomènes sociaux à l'esthétique complexe qui suscitent une grande variété d'interprétations. Ce qui, bien sûr, ne veut pas dire que certaines de ces interprétations ne soient pas meilleures que d'autres ou que certaines ne soient pas complètement fausses.

 

- Par la description de ces « traits communs », arriverait-on à une définition du "populaire" ?

- R.S. : Pas du tout. L'art populaire est une catégorie beaucoup plus large. Aux Etats-Unis, la musique de loin la plus populaire est la country. Ses ventes et son audience dépassent largement celles du hip hop, de la techno et du heavy-metal réunis. Une part de sa popularité tient à ce qu'elle n'a pas ce côté rebelle du rap ou de la techno. Leur impertinence « in-your-face », leur jeunesse et le bruit rendent l'accès à ces musiques difficile pour les gens plus âgés ou plus ancrés dans les valeurs grand-public. Alors que la musique country fait précisément appel à ces valeurs, ou au moins à des images de celles-ci. C'est une des raisons du succès commercial de la country. Cela voudrait-il dire que l'art populaire est condamné à être défini par le plus petit dénominateur commun qu'est l'audience, comme les vieux critiques conservateurs l'ont soutenu ? Encore une fois, pas du tout. Pour être populaire, comme je le développe dans L'Art à l'état vif , il faut simplement une audience nombreuse et animée et non pas la masse du grand-public. En d'autres termes, nos populations sont suffisamment complexes et multiculturelles pour que certaines minorités, groupes ethniques ou sous-cultures aient une audience assez large pour faire un art populaire sans être un art de masse ou grand-public. C'est ainsi que le rap peut, à la fois, être populaire et opposé aux valeurs grand-public.

D'ailleurs, je ne pense pas qu'il y ait une définition de l'art populaire qui vaille pour tout contexte. Le terme recouvre autant un style de réception qu'une collection d'oeuvres; le sens de « populaire » dépend de ce à quoi on l'oppose. Bien que souvent opposé à l'« art savant », il pourrait aussi être opposé à un « art impopulaire », c'est-à-dire confidentiel. Dans ce dernier sens, Shakespeare et Mozart peuvent être aujourd'hui considérés comme populaires, alors qu'ils ne le seraient pas selon le premier. Mon analyse critique de la dichotomie art savant / art populaire et la défense de la valeur esthétique de l'art populaire n'avait pas pour objectif de donner une définition précise et figée de l'art populaire...

 

- À propos de ses innovations formelles, vous écriviez que le rap a besoin de trouver « un équilibre convenable, une forme qui soit à la fois nouvelle et assimilable par notre tradition esthétique et notre sensibilité formelle »... Mais le hip hop a-t-il besoin d'être légitimé esthétiquement ? Une telle légitimation ne lui ôte-t-elle pas une part de sa subversivité et de sa créativité ? N'est-ce pas plutôt le propre de la logique commerciale, qui tend à standardiser ses formes, d'évoquer ce type de compromis ?

- R.S. : Il y a là deux questions importantes, sur la légitimation et sur la forme esthétique. Mais, avant de revenir à la question, laissez-moi clarifier l'apparente confusion de votre question sur le rap et la forme. Il y a une différence importante entre les notions d' « équilibre convenable » et de « compromis », tout comme il y a une énorme différence entre notre tradition esthétique et la logique standardisante de la commercialisation. Aussi quand je parlais de la lutte du rap pour trouver cet équilibre combinant l'innovation artistitique à une sorte de cohérence avec notre tradition esthétique et notre sensibilité, ce n'était pas par rapport à un compromis à l'égard des pressions du marché qui tend à standardiser et à introduire la monotonie.

Mon souci concernant cet « équilibre convenable » était plutôt de voir jusqu'où la fragmentation, le bruit, les sons cannibalisés (comme dans « Grandmaster Flash's Adventures on the Wheels of Steel ») et la politique militante (comme KRS-One) du rap progressif pourraient être combinés avec une forme artistique. J'écris cela en pensant au rap de la fin des années 80 et du début des années 90. Mais depuis 1992, les pressions commerciales sur le rap ont certainement limité son potentiel créatif et son expression.

Mais c'est pourquoi, et là je reviens à la première question, je défends l'idée que la légitimation esthétique du rap est extrêmement importante. Sans elle, le genre est réduit à la seule justification du marché qui encourage la standardisation et l'aseptisation de la forme et du contenu, et qui en retire tout ce qui pourrait déranger les idées reçues et les stéréotypes du grand-public. Le règne de l'art et de l'esthétique, avec sa revendication d'une autonomie relative à l'égard des simples calculs du marché, représente un domaine crucial pour que le rap puisse asseoir sa valeur autrement que par des termes économiques (bien que ce domaine économique ait une importante valeur symbolique). Mais pour entrer dans ce règne de l'art, pour jouer en Première Division des Esthétiques, le rap doit gagner son ticket d'entrée avec une légitimation esthétique - qui passe par la critique esthétique, laquelle comprend celle de critiques culturellement valorisés, dont les philosophes, lesquelles ont, entre autres fonctions, le rôle traditionnel de gardien de la culture. La critique esthétique a, dans notre tradition culturelle, un fort capital symbolique. Elle peut, par conséquent, accorder une plus grande légitimité culturelle (et, par ce biais, une plus grande liberté créative) aux objets qu'elle considère suffisamment intéressants pour être analysés et critiqués. L'usage de cet outil de légitimation a, jusqu'à un certain point, un effet de légitimation.

 

- De quelle façon, le politique et les institutions devraient-ils prendre en compte ces esthétiques populaires pour les inscrire dans la mémoire collective et ne pas les laisser à la seule loi du marché ? L'accompagnement de ces émergences passe-t-il par la création de lieux, par l'installation de résidences d'artistes, ce type d'initiatives... ?

- R.S. : C'est une question très française, qui n'a guère de sens dans le contexte américain où il n'y a pas d'aide gouvernementale centralisée pour les cultures populaires et où il n'y a virtuellement rien pour les Beaux-Arts non plus. Pour nous Américains, hélas, les politiques culturelles ont un sens entièrement différent et sont généralement bien moins fructueuses . Il serait donc stupide de ma part de faire des suggestions concernant la scène française. Mais peut-être qu'un petit « accompagnement » aurait également son mérite, même aux Etats-Unis. Je pense introduire, ou améliorer, l'étude des arts populaires au sein du cursus scolaire, en parallèle ou en comparaison de l'étude d'oeuvres plus canoniques de notre tradition. Ceci dit, je ne dis pas qu'il faille consacrer autant de temps aux oeuvres populaires qu'aux oeuvres classiques, qui ont besoin d'être plus longuement étudiées pour être accessibles. Mais quelque chose devrait être fait pour montrer leur continuité. Car nous ne devons pas oublier que nos classiques, tels Sophocle, Shakespeare, ou Dickens, furent d'abord appréciés en même temps que dénigrés car « populaires ».

 

- Le rap agit pour conserver la mémoire collective populaire, vous avez bien insisté sur cet aspect de la culture hip hop. Cela ne devrait donc pas vous surprendre de constater que le rap s'enracine très vite par la langue vernaculaire qu'il emploie, notamment divers patois en France. Mais ici ne devrait-on pas plutôt s'étonner de ne pas y trouver plus d'éléments de musiques africaines et maghrébines ?

- R.S. : Dans notre société, complexe et fragmentée, il n'y a pas UNE mémoire collective populaire. Comme je le disais, la musique « country » est de loin la plus populaire aux Etats-Unis; et la mémoire collective qu'elle cherche à préserver, ou plus précisément qu'elle cherche à construire, est très différente de celle du hip-hop. La mémoire collective que le rap cherche emphatiquement à préserver est celle de sa propre histoire en tant que nouveau genre musical. Si le rap essaie de préserver quelque mémoire collective plus large, elle ne sera pas puriste et refermée mais sera fermement enracinée dans sa propre narration historique depuis les racines africaines jusqu'à son émergence urbaine américaine, ou éventuellement l'Europe et au-delà. Ce mélange éclectique est central dans l'esthétique rap, comme nous le voyons avec la technique du sampling. Mais, étant donné son impact dans les centres urbains américains, puis européens, de plus anciens motifs esthétiques d'Afrique sont mis en retrait par un contenu urbain contemporain, contenu qui est largement diffusé par les mass-media. Le son rap, bien sûr, porte de fortes et indélébiles traces des rythmes africains. Mais il a toujours été fortement influencé, partout dans le monde, par la culture de masse américaine. Ainsi, bien que le rap français me semble exceptionnel par sa qualité, il ne fait pas excéption quant à l'influence américaine. Bien sûr, je suis loin d'être un expert de l'histoire du rap français mais il me semble que, dès ses débuts, depuis la visite d'Afrika Bambaataa dans les années 80, l'influence des stars américaines soit plus importante que celle de traditions plus ethniques.

 

- En disant que « l'essence et la valeur de l'art ne résident pas dans les seuls objets d'art mais dans la dynamique et le développement d'une expérience active au travers de laquelle ils sont à la fois créés et perçus », vous saisissez bien le fondement essentiel de l'art populaire. Pourrait-on ajouter que l'essence d'une musique populaire puisse parfois être de conduire à l'effervescence et ainsi de donner naissance à une forme d'âme collective ?

- R.S. : J'espère que l'idée d'une expérience active et dynamique ne soit pas pertinente seulement pour l'art populaire. Une telle expérience esthétique, comme je l'ai montré dans L'art à l'état vif , repose également au coeur même de la valeur esthétique de l'art savant. Nous avons récemment négligé le rôle de l'expérience dans l'art pour diverses raisons : notre préoccupation pour des objets fétiches portant la marque du génie et ayant une aura unique; notre préoccupation pour des objets tendant eux-mêmes vers leur propre commercialisation; notre préoccupation de la vérité scientifique, qui trouve plus facile de se concentrer sur les objets pour trouver une vérité objective ou sur les conditions sociales objectives pour expérimenter l'art, plutôt que sur les expériences elles-mêmes.

Ne vous méprenez pas, j'accueille volontiers l'étude des conditions sociales de l'expérience esthétique, incluant les objets qui forment une part de ces conditions. Mais un des effets malheureux de cette quête scientifique d'une certaine forme d'objectivité, a été d'oublier la dimension ressentie de l'art, en considérant que c'était trop subjectif pour être traité sérieusement d'un point de vue critique et théorique. Mais l'expérience esthétique, bien que subjective, est un fait objectif de nos rapports à l'art et du sens et de la valeur que l'art a pour nous. Bien sûr, il y a d'autres raisons à cette négligence de l'expérience esthétique et à mon insistance sur son importance cruciale. Mais je n'en dirais pas plus car je viens de finir un petit livre en français sur ce sujet, La Fin de l'expérience esthétique.

Pour revenir à votre question sur la musique populaire, l'esprit collectif et l'agitation. Je crois que vous avez raison d'être prudent quant à sa formulation, à savoir que l'essence d'un art populaire puisse parfois conduire à une forme d'esprit collectif (je ne me sens pas très à l'aise avec la notion d'âme collective). Votre question montre que vous réalisez, à l'inverse, que certaines formes de musique ne cherchent pas l'agitation mais plutôt à créer un esprit collectif visant à un effet calmant. La country, encore une fois, m'en semble un excellent exemple. À une époque où beaucoup de gens, particulièrement au sein de la classe ouvrière, ressentent que l'accélération des changements crée déjà trop d'agitation, la country essaie de calmer par l'illusion d'une forte continuité avec les temps anciens et les valeurs traditionnelles, ou, au moins, par une nostalgie compensatrice de ces époques et valeurs. Donc l'agitation ne peut pas être un élément essentiel de l'art populaire, dans le sens d'élément distinctif et indispensable.

Dans ce sens, il n'y a probablement pas d'essence particulière de l'art populaire. Le terme lui-même est contesté et ambigu. Son sens dépend du contexte. Parfois, il est utilisé en opposition à ce qui est l'art savant, ailleurs par contraste avec l'art impopulaire, il recouvre n'importe quelle forme d'art ayant acquis une forte popularité, notamment les « classiques ». Ou encore, il est parfois identifié comme l'art fait par « le peuple » (terme lui-même inconfortable et ambigu) ou pour « le peuple ». Gramsci pensait que le mieux était de l'identifier à n'importe quelle forme d'art du moment que « le peuple » se l'appropriait. Le terme « art populaire » est problématique, problématique dans son ambiguité mais aussi, peut-être, parce qu'il révèle un problème social. Le concept « le populaire » fut créé par la culture savante pour asseoir ses privilèges. Donc la collectivité du « populaire » porte la trace du refus de cette collectivité par une autre, différente, porteuse de plus de raffinement et incarnée par la communauté des savants.

Ceci étant dit, je voudrais affirmer qu'une des valeurs du hip hop a été de forger, par son esthétique, une agitation sociale et politique et une communauté culturelle dynamique. C'est une communauté qui a de fortes racines locales et de solides réseaux internationaux de collaboration. Elle a certainement laissé sa marque, pas seulement sur la scène culturelle, mais aussi dans le domaine politique et social.

 

- Les émergences populaires, comme le hip hop, sont toujours présentées comme une effervescence adolescente séparée du patrimoine culturel. Ne pensez-vous pas que cette émergence devrait pourtant être présentée dans sa continuité avec ce patrimoine culturel ?

- R.S. : Je pense que vous avez raison de vouloir insister sur cette continuité, spécialement depuis que beaucoup d'attention est accordée à l'idée que l'art du rap représente une violente rupture avec les valeurs culturelles traditionnelles. Dans L'Art à l'état vif, j'ai essayé d'insister autant sur les continuités que sur les différences, en terme de qualités esthétiques et, aussi, d'idées philosophiques. Dans un livre plus récent, Practicing Philosophy: Pragmatism and the Philosophical Life , je considère le savoir des rappeurs, en tant que « philosophes des rues », en les comparant aux anciens Cyniques quand l'idéal de la philosophie en tant que « way of life » était la simplicité, l'endurance, la franche critique des prétentions et affectations sociales. Notre tradition culturelle dominante, elle-même en changement et ré-interprétation perpétuelle, contient de nombreuses évidentes sources rattachés de très près au hip-hop. Aux Etats-Unis, mais peut-être aussi en France, le jazz appartient à la tradition culturelle légitimée et il ne fait aucun doute que le rap construit sur le jazz et se voit comme une continuation plus franche et un développement de cette esthétique. En France, votre rappeur en chef MC Solaar illustre parfaitement cette continuité avec la culture canonique par la densité de références culturelles traditionnelles, y compris philosophiques, dans ses textes - Descartes, Rousseau, Nietzsche et même Lacan. Plutôt qu'une rupture d'avec notre patrimoine, le rap de MC Solaar semble en faire la publicité, ou être un stimulant pour les lycéens qui préparent leur bac philo et qui pourraient mieux « groover » grâce à ses lyrics. Les références à la culture savante sont beaucoup plus présentes et malines dans le rap français que dans le rap américain, et cette différence en dit long sur les différences d'éducation et de culture entre les deux sociétés.

 

- L'aspect « jeune » de ces cultures n'est-il pas trop « limitatif » et partiel ?

- R.S. : Cette question vous met déjà du côté des vieux, selon les standards du rap et de la techno. Il est vrai que ces cultures sont furieusement jeunes. Il repousse les personnes plus âgées par la violence du bruit et les conditions difficiles (heures tardives, foules, salles enfumées, danses vigoureuses) de sa consommation et du style de vie de ces cultures. Je suis sûr d'avoir quelques années de plus que vous et j'ai ressenti l'effort (mais aussi le plaisir) d'étudier ces genres en ne m'y sentant pas à ma place. Je ne me suis jamais imaginé en B-Boy mais on ne devrait pas pouvoir condamner une forme d'art parce que l'on est trop vieux pour l'apprécier comme un fan absolu ou comme acteur à part entière de cet art. Les gens de 70 ans doivent-ils condamner le rugby parce qu'ils n'ont plus la force d'y jouer ? Wasteland de T.S. Eliot devrait-il être critiqué pour être difficile à lire et à comprendre ? L'esthétique n'a pas besoin d'être universalisable de la façon dont certains pensent qu'une éthique devrait l'être. Et l'art populaire partage ce privilège esthétique. Il n'a pas besoin de toucher tout le monde pour être populaire. C'est pourquoi l'art populaire peut dire des choses dérangeant le grand-public et être une force de progrès culturel, social, voire même politique. Le rap fait cela très bien et j'ai simplement essayé de rendre cet aspect explicite

 

(Propos recueillis et traduits par Olivier Cathus)

 

Une version courte de cet entretien a été publiée dans Cultures en Mouvement (n°21, octobre 99)...