le gredin

Olivier Cathus

DANYEL WARO
ou

L’ÉLOGE DE LA BATARSITÉ


Entretien réalisé à Paris, le 29 novembre 1999



A LA UNE
SOCIOLOGIE
ACTUS SITOYENNES
RENCONTRES
LITTERATURE
CINEMA
MUSIQUE
POST-FESTUM

Contact :

gredin@free.fr

Nous avons rencontré Danyel Waro au studio Davout quelques jours avant que ne lui soit décerné le Grand Prix de l’Académie du Disque Charles Cros, peut-être le plus prestigieux qui soit en France. Cette récompense vient couronner son nouvel album, seulement le deuxième en une vingtaine d’années de carrière.

Après l’intense Batarsité (au beau titre-manifeste), Danyel Waro sort le tout aussi intense Foutan Fonnkér. Souhaitons que ce soit enfin l’occasion de découvrir en métropole le maloya réunionnais, percussif et vocal, et Danyel Waro, son poète rouquin à forte tête, sa voix haute et envoûtante et son créole magnifique. Le maloya est un véhicule de l’identité réunionnaise et fut même un temps interdit par les autorités. Quant à Waro, il reste rare et rebelle (insoumis), préfèrant vivre de son artisanat (la fabrication d’instruments de musique) que faire des concessions et " faire carrière ". Rencontre...


Est-ce pour préserver le caractère vivant du maloya que pendant longtemps vous avez plus ou moins refuser d’enregistrer des disques ?

Danyel Waro : J’ai décalé. Et ce n’est pas un refus, c’est une question de vitesse, j’ai voulu le faire quand je le sentais. Ce n’est pas un calcul d’enregistrer ou de ne pas enregistrer. Enregistrer n’est pas ma préoccupation. Savoir combien de disques sont vendus ne m’intéresse pas non plus. Ce qui m’intéresse, c’est de chanter. Et ne pas céder à la machine, ne pas tomber entre ses mains. Je ne cherche pas à tomber dans le rendement. Ce n’est pas une carrière, où ça marche ou pas. Ce n’est pas ça qui compte. Ce qui est important pour moi, c’est quand j’ai découvert le maloya, ou que le maloya m’a découvert... Je pourrais enregistrer plus mais je n’en vois pas trop l’intérêt...


Même si vous n’êtes pas intéressé ni pressé d’enregistrer des disques, chanter est par contre une urgence ?
J’ai besoin de chanter. J’ai besoin de dire l’amour, la considération que j’ai, ce qui est important pour moi, la liberté, l’humanité. Je le dis dans mon pays, avec son histoire et son contexte...


Vous dites l’amour, la liberté mais il y a aussi un contenu politique fort dans vos chansons ?
J’ai bravé les interdits, j’ai dû me disputer, discuter mais il y a des fois où quand je me sens libre, il y a des beautés à montrer. Par contre, quand on est étouffé, après cet étouffement et la frustration, ça éclate. Il y a de tout dans ce que je chante.


Quels sont ces interdits dont vous parlez, est-ce celui concernant le maloya qui longtemps a été interdit par les autorités ?
Avant les années soixante-dix, oui. Après, c’était une façon de lutter, avec un fond de revendication identitaire, une bataille pour la langue, pour dire ce que l’on est, que l’on est mélangé et que l’on vient de diverses souffrances.


J’ai entendu dire que le PCR (Parti Communiste Réunionnais) a beaucoup participé à cette redécouverte du maloya pour participer à cette quête identitaire.
À la Réunion, bien sûr il y avait la Gauche et la Droite. Mais avant (à partir de ?) 60 et jusqu’en 80, il n’y avait qu’un seul parti et pas de démocratie. Les autonomistes n’avaient pas accès à la médiatisation. Mon père était communiste, moi aussi j’étais communiste et nous étions avec les ouvriers, les ti-planteurs, on existait là où il y avait des luttes. Je ne connaissais pas le maloya quand j’étais petit, on ne le connaissait pas. Seules certaines familles ont permis qu’il continue, elles faisaient ça en cachette, en tant que cérémonie une fois par an. C’est vrai que le PCR a encouragé Firmin Viry à ne pas chanter que dans un cadre rituel mais aussi pour tout le monde. Mais cet interdit était aussi pour une bonne part de l’autocensure. Tout ce qui était africain, malgache était auto-censuré, tout ce qui était " pays ", on s’interdisait en fait de l’exprimer. La réussite était de devenir blanc.


Voyez-vous des similitudes avec le Gwo Ka antillais qui a aussi servi à ré-affirmer la cause identitiaire et qui a été repris par les Indépendantistes guadeloupéens par exemple ?

Oui, en tant que culture étouffée, mal vue et mal considérée... C’était une condition d’existence en tant que peuple. Je suis pour l’indépendance ou l’autonomie de La Réunion mais ce n’est pas l’indépendance qui va sauver les choses. D’ailleurs, je n’ai pas une démarche d’appareil politique mais spirituelle. Je ne crois pas trop aux grands mouvements collectifs. On en a besoin à certains moments mais je crois plutôt à la solidité de la démarche personnelle, par son mûrissement...


Cette dimension spirituelle passe-t-elle par le caractère " vivant " du maloya, l’importance du cadre, de l’ambiance, et que vous craigniez de perdre à l’enregistrement ?
L’important est qu’il n’y ait pas d’intermédiaire. Il faut être en face des gens. C’est le non-progrès. Ne pas se faire représenter, ne pas multiplier les disques commes des petits pains. Il faut jouer devant les gens, transpirer avec eux. Il faut qu’avec la musique il y ait une ambiance, des odeurs. Maintenant, je sais que je suis dans un monde moderne, un monde de communication, donc il est normal que j’utilise aussi cela. Même si pour moi que " ça marche " est quelque chose sur le long terme, comme une éternité, c’est ça la spiritualité. C’est un besoin de réflexion, de respirer, un besoin de nature. On a besoin de la nature et ce n’est pas quelque chose d’écolo bourgeois de dire cela. Moi, j’ai découvert le besoin de nature dans les champs. En apprenant à respecter le bourgeon que je devais protéger, en apprenant à vivre avec les saisons, en prenant des coups dans la gueule quand le bébé cabri crevait. Et ce n’est pas que je refuse les accélérations mais plutôt que je considère que garder son indépendance, c’est pouvoir choisir sa vitesse. Et tout ça même si c’est magique la communication, même si c’est magique que je soit là alors que quelques heures plus tôt j’étais à des milliers de kilomètres...


J’aime beaucoup le terme de " bâtarsité " qui donnait le tire de votre premier album. Dans le cas du maloya qui est une musique déjà traditionnelle mais, en même temps, est une musique de la " batarsité ", une musique déjà métissée, est-ce qu’il a besoin de rester dans une phase où il raffermit ses traditions avant, peut-être, d’intégrer de nouvelles influences ?
La batarsité, c’est une réalité qui n’est pas encore prise en conscience, on n’est pas encore conscient de notre richesse. Il y a encore un refus, la conscience est en retard sur la réalité. On doit la revendiquer comme une bonne chose mais elle ne peut uniformiser car il n’y a pas un pur bâtard, pas de pureté bâtarde. Il y a autant de différences qu’il y a de bâtards. Et cela veut dire l’ouverture à faire sur nous-mêmes avant même de se tourner vers le voisin. On est différent de nous-même. Il faut que ça devienne harmonie, il faut que ça s’entende parce que c’est déjà fait. Même au niveau musical, le maloya n’est pas quelque chose d’arrêté. Le tambour malbar commence à y entrer. Par exemple, j’ai un ami musicien qui compose pour le théâtre et qui, entre autres, donne des cours de tambour malbar. À l’origine, c’est un tambour destiné plutôt au sacré mais qui commence à en sortir, à ne pas s’y limiter. Il me disait qu’il ne savait pas qu’il y avait une telle richesse dans le malbar. Il y a en lui une vingtaine de rythmes, une vingtaine de " baguettes ", c’est-à-dire de façon de jouer selon les circonstances. La clé de tout cela, ce sont les différents ponts qui existent quand les gens jouent ensemble. On a une richesse dont on n’est pas encore conscient. On fera plein de trucs avec l’extérieur, du maloya avec la techno, avec le rap mais ce qui est en nous-mêmes, on ne le voit pas. Le sega s’est beaucoup modernisé pour n’être finalement devenu qu’une carte postale folklorique de l’île Maurice. Tandis qu’ici, alors que beaucoup de musiciens en Réunion ne se soucient absolument pas du maloya, quand ils voient Waro au Japon, ils se demandent " avec sa musique boum-boum, comment y-est-il arrivé ? "...


Des musiciens réunionnais appellent le maloya "musique boum-boum" ?
Oui, car ils considèrent cela comme une musique un peu simpliste.


Faites-vous une nuance entre " bâtard " et " métis " ?
Bâtard, j’ai choisi ce mot car il est considéré comme péjoratif. Mais, même quand on dit " métis ", en Afrique, ce n’est pas encore accepté. Bâtard, ça suppose d’être rebelle, excommunié de sa propre communauté. À chaque fois, c’est quelqu’un qui est sorti de sa propre communauté par amour. Et il y a plein de bâtard, des bâtards kafs (noirs, ndla), des bâtards malbars, des bâtards chinois. Et c’est une richesse, cette gueule de bâtard, cette gueule de conflit.
Les gens qui arrivent à La Réunion, de l’extérieur, ne peuvent qu’être heureux de nous voir non pas les uns à côté des autres mais carrément les uns dans les autres. Il y a tous les tons, toutes les déclinaisons possibles, et ça va, ça vient, toujours les uns dans les autres. Ils peuvent se dire que c’est merveilleux, qu’il n’y a pas de conflit ethnique. Mais il faut toujours continuer d’arroser pour que ça tienne. Je milite pour rattraper ce qui a été étouffé, chaque part doit être redécouverte, la part kaf, la part malbar. Il faut prendre conscience de sa richesse. Il faut se dire que d’avoir pleins de racines, c’est être en avance, que c’est possible. Ce n’est pas une question de vitesse. Il ne faut pas oublier l’amour dans tout ça parce que je suis là, avec ma carcasse et sans l’amour, qu’est-ce que je fais de ma carcasse ? Même dans l’esclavage, il y avait aussi de l’amour, il n’y avait pas que de la violence, même entre maître et esclave, il n’y avait pas que des viols. Et même le vendeur d’esclave était peut-être le frère de l’esclave. Il faut reconnaître que c’est l’humain qui fonctionne. Et si on veut le nettoyer d’une de ses parties, il y a danger car il est lui-même mélangé.
Mais il faut toujours arroser. Et il faut que je continue de chanter le maloya car c’est ma condition de survie, c’est l’expresion de ce que je suis, de cette bâtardisté que je dois continuer de prôner pour en montrer toutes les joies et les plaisirs...

Propos reccueillis par Olivier Cathus