le gredin

La victoire définitive de l’art populaire

Bertrand Ricard


A LA UNE
SOCIOLOGIE
ACTUS SITOYENNES
RENCONTRES
LITTERATURE
CINEMA
MUSIQUE
POST-FESTUM


" Va, mon livre, va contribuer à la destruction du monde tel qu’il est "

Russell Banks "Continents à la dérive "

" Pour comprendre l’art, il nous faut apprendre à penser autrement, dans la vie réelle aussi "

Robert Musil "Essais"

" Il est urgent pour les intellectuels de restituer à la révolution autant de charmes qu’elle en avait au XIXème siècle "

Michel Foucault


Ce titre pourrait sonner comme une provocation ou passer pour un coup bas de plus à l’heure où l’on annonce sur tous les fronts des professionnels aux spécialistes et sociologues, la déconfiture de l’art institutionnel français, que ce soit au cinéma avec le manifeste des cinéastes ou la menace de sa future disparition comme a pu l’écrire ou plutôt le dire, Pierre Bourdieu aux représentants du conseil international du Musée de la télévision et de la radio. Cette idée, du crépuscule de l’art Majeur qui s’accorde aussi pour certain avec le déclin d’une certaine forme authentique d’art populaire, est véhiculée également par des représentants de l’art populaire eux-mêmes, comme le groupe rock les Thugs qui, dans un entretien accordé à Libération, ont expliqué avec précision, les raisons de la chute d’une certaine forme de rock engagé et par delà, la mainmise de l’industrie sur la musique populaire où chaque groupe n’est réduit qu’à devenir un produit interchangeable parmi tant d’autres.


Pour d’autres, ce titre résonne comme une provocation au moment même où l’on reproche à Pierre Bouteiller et à Laure Adler d’avoir bradé la culture au nom du populisme et de l’avoir vendu à l’Audimat par souci de rentabilité et d’efficacité. Réservées à des happy few, pour qui l’arrivée massive de nouveaux auditeurs sonneraient le glas de leur monopole, le renouvellement des programmes de France Culture et de France Musique ont fait l’objet d’un barrage et de freins insoupçonnés dans le pays de l’égalité. On a parlé de racolage et l’ACRIMED a montré que cette manœuvre n’avait pas fait gagner un auditeur, bien au contraire. Pour autant, faut-il condamner une radio d’état d’ouvrir ses ondes à des musiques que l’on retrouve parcellisées et éparpillées sans unité sur la bande FM ? Le " S " de France Musique(s), rajouté par passion de la Musique, donc de toutes les musiques, est devenu celui de la démagogie, dans l’esprit des plus acharnés à défendre leur territoire et à le circonscrire à un univers clos et limité au bon goût unique face aux mauvais goûts généralisés et pluriels. Plus encore qu’opposés à la diversité, quoiqu’ils s’en défendent, ces auditeurs tiennent à marquer leur différence, d’un mépris caractérisé pour la vulgarité de l’art populaire. " Du rock, de la techno et du rap sur France cultures et France Musiques, vous n’y pensez pas " ! A-t-on pu entendre cet automne dans les salons, cette attitude, montre bien qu’il reste du chemin pour faire admettre, reconnaître ou légitimer l’art populaire en dépit de ses avancées réelles.

D’ailleurs les défenseurs de la grande culture ont avancé l’idée d’un déclin de la diversité par la diversité même. Ils ont reproché aux deux serviteurs du service public incriminés, d’avoir succombé par un curieux effet d’inversion culturel, à la tentation "coupable" du pluralisme et de son expression bigarrée en matière de goûts. Pour eux, l’exception culturelle à la française qui fait ici office de "diversité " ne concerne pas l’art populaire et notamment la musique populaire, car cette diversité s’exprime déjà trop dans le circuit musical " populaire ". Or, ces spécialistes qui ont trouvé en Guillaume Durand un ardent défenseur – celui ci refusant d’accoler le mot artiste aux rappers, rockers et autres musiciens techno et allant même jusqu’à leur refuser l’entrée à son émission quand il la présentait – ignorent la division et le cloisonnement extrême qui singularise l’art populaire aujourd’hui. Ils mélangent tout en un grand bouillon d’inculture généralisé : rock, rap, chanson, variété, dance-music, techno, tout ce qui est ou fait " jeune " étant immédiatement suspecté de décervellement et voué aux gémonies. Comme ils méprisent ces musiques, en ignorent les règles et canons esthétiques et les principes culturels, ils vont jusqu’à tendre des barrages pour empêcher la contamination de s’étendre à leur "joujou culturel" plutôt que de rechercher les points communs entre une forme d’art majeur désormais condamnée de manière exogène et endogène – nous y reviendrons – et un art populaire en voie de le submerger mais lui-même menacé sur ses flancs. Ils jouent la tribalisation contre la " mondialisation " qui menace et brandissent le spectre effrayant de l’ogre américain qui viendrait nous agresser. Mais la tribalisation, solution désirée par tous les adeptes de la distinction quels qu’ils soient, n’est qu’une parade de peu d’efficacité en ces temps opaques et l’art populaire a choisi comme botte secrète de combattre la globalisation par la mondialisation.

A l’uniformisation qui corrode tout sur son passage, certains artistes choisissent de frapper le mal par le mal, de combattre la globalisation par la mondialisation même et de se faire les partenaires d’un village global débarrassé de ses scories mercantiles telles qu’il nous est vendu par les bateleurs publicitaires ou les sociologues en quête de reconnaissance médiatique, prêts à faire du lèche-bottisme au libéralisme et donc à se faire les chantres d’une mondialisation citoyenne où la musique n’est qu’un moyen de lutte parmi tant d’autres. Car plus encore qu’une uniformisation, c’est le tribalisme et l’ethnocentrisme culturel qui ronge l’art populaire. Ce tribalisme qui prend l’apparence d’une ghettoïsation des styles, d’une séparation radicale des styles en vertu de l’appartenance sociale ou ethnique ressemble de plus en plus à un développement séparé, à un apartheid light. Le pire pouvant être l’illustration réductrice des nationalités comme aspect touristique et l’utilisation stéréotypée et non archétypale des genres et des cultures. Quand le signifié se confond avec le signifiant, c’est le signe qui en pâtit.

Cette menace, plutôt d’ordre tribal, dont les bacs des disquaires et la compartimentation extrême des programmations des salles et des play-lists en genres stricts et distincts sont les reflets, est un ennemi qui avance sans son masque et que combat avec succès maintenant quelques-uns des artistes les plus marquants de l’art populaire actuel. S’il n’existait pas parallèlement des ponts jetés entre les artistes concentrés à éviter l’appauvrissement et l’assèchement de l’inspiration de par le cloisonnement des genres et des styles, l’art populaire n’aurait pu survivre ni artistiquement ni commercialement et il aurait rejoint le rang des musiques qui, fautes de réoxygénation permanente sont en train de mourir ou du moins d’agoniser, c’est le cas du jazz et d’une certaine forme de rock.

Dès que le purisme pointe le bout de son nez, c’est toute une chaîne artistique qui est en péril. C’est pour cela qu’il est réjouissant d’entendre des rappeurs dirent leur envie de jouer avec Rage against the machine, de voir les anciens de la Mano Negra s’ouvrir à la salsa tout en l’interprétant de manière rock. Dans la musique populaire telle qu’elle est pratiquée à Paris aujourd’hui et qu’Olivier Cathus s’est attaché à décrire dans son livre "l’âme sueur ", s’ouvrir à l’autre, c’est aussi garder son âme et son intégrité. Des labels comme Real World ou les productions de Ry Cooder ou du label Luaka Bop de David Byrne en sont une preuve vivante. L’ouverture constitue rarement, sauf chez les intégristes de la culture ou chez les marchands désireux d’exploiter un filon qui marche, une forme d’appauvrissement. Ce qui constitue l’essence d’une world music réellement passionnante correspond à un double mouvement, soit l’élan d’artistes de cultures différentes désireux de travailler ensemble afin de faire fusionner leurs idées en un mixte bouillonnant et neuf pour créer une nouvelle musique, une nouvelle texture sonore, soit de retourner aux plus près des racines parfois oubliées ou enfouies sur les nouvelles couches d’acculturation.

Contrairement aux indiens rencontrés par Levi Strauss dans ses travaux qui se tatouent pour affirmer leur appartenance à la culture face au monde naturel dans lequel ils sont immergés, le mouvement world actuel doit se comprendre comme un besoin de recoller la nature et la culture, de se retrouver pour mieux personnellement se trouver, de s’affranchir d’une certaine domination culturelle, de faire connaître sa musique et sa culture et aussi d’accéder à la reconnaissance publique et institutionnelle. S’affirme ainsi le désir pour une génération de passer outre la censure des goûts et du commerce telle qu’elle est érigée par les pouvoirs publics et les médias. Ethique, sociale, économique, cette volonté est aussi éminemment politique et témoigne de l’interdépendance des significations mises en œuvre dans cette démarche qui ne peut se résumer à l’une de ces catégories de départ.

Ethique tout d’abord, car il s’agit pour ces musiciens de ne pas laisser réduire leur culture à un cliché touristique, ni d'’ailleurs comme tend à le faire le culturalisme, de la figer dans le temps, de la fossiliser dans un passé lointain et pré-colonial. Revenir en arrière aux sources du rythme, de l’harmonie ou des modes musicaux de leur communauté n’est qu’une prise d’élan qui permettra à l’avenir de mieux les combiner à d’autres cultures ou musiques. Pour ces musiciens des quartiers ou identifiés à une culture locale, la culture n’est pas du folklore et les racines ne sont pas des boulets. Au contraire, leur préoccupation principale est de transmettre au public une conception vivante de la culture et non comme dirait l’ethnopsychiatre Françoise Sironi de s’engluer dans une transmission rigide et mal digérée de la culture d’origine des musiciens. Ils veulent absolument "faire fonctionner " la culture et dépasser l’approche " ethno-ethnique " de la culture. L’acculturation qui les caractérise - la plupart des musiciens dont nous parlons ici, sont issus d’une culture étrangère – n’est pas vécue par eux contrairement à bon nombre de jeunes en difficultés sociales comme un entre-deux dur à gérer. Au contraire, ils jonglent et dribblent avec cette différence et font comme au football des "une-deux" avec. Domptée, celle-ci devient le ressort d’une force nouvelle. Maîtrisée, elle se transforme en technique indépassable et inégalable. Zinedine Zidane serait l’archétype de ce que nous avançons. A sa grande technique orientale s’ajoute un sens tactique tout occidental.

Prenons un exemple, si le disque d’Ali Farka Touré et Ry Cooder marche aussi bien, c’est parce qu’ils sont passés chacun maître dans leur art et ainsi l’ajustement se fait naturellement dans le souci de se rencontrer, de croiser interculturellement leur expérience. L’ennemi principal de la world music demeure l’artifice qui fera collage ou rajout. Déjà à la fin des années soixante les Beatles qui d’une certaine manière ont posé les premiers jalons de la future world music avaient prévenu : " qu’importe l’habillage, si une chanson est bonne", elle le restera. En revanche, ce n’est pas parce que l’on collera des talking drums africains sur une chanson quelconque que cela rehaussera le morceau. A l’inverse, cela fera décoller une bonne chanson, à l’exemple du projet V.A.S.T, d’ouvrir l’harmonie classique d’une chanson aux modes orientaux, en l’occurrence ici, aux voix bulgares.

Ethique, cet art l’est aussi parce qu’il réinjecte une philosophie, une spiritualité perdues par l’art occidental et qui séduit de nouveau les jeunes. La percée du reggae, du ragga, de l’afro-beat et du dub en France illustre ce besoin pour certains jeunes et pas seulement ceux des banlieues, nous en voulons pour preuve la mixité culturelle de ces nouveaux groupes de reggae français, de retrouver une leçon de vie, une philosophie que n’a plus le rock. Lorsque Bob Marley chante " sois toi-même " dans running away, il déclare aussi : " Sois fidèle à toi même " dans ce monde hostile et dirigé par l’argent. L’important est de ne pas succomber, contrairement au rap le plus commercial aux sirènes du business et à la tentation de l’argent mais aussi de faire reconnaître au monde entier la part culturelle qui revient au tiers monde et que beaucoup feignent d’ignorer ou ont oublié. Sans Afrique, pas de jazz, ni d’art cubiste. Un autre message fort et entendu est celui de Fela Anikulapo Kuti : " tu veux le faire, fais le " dont l’héritage est omniprésent dans les sons et dans l’esprit de nombreux groupes. Fela montre par là que l’adversité économique, ethnique, sociale ou culturelle ne doit plus être un obstacle à la réalisation de projets musicaux ou politiques.

La World Music est un indice évident pour analyser la contradiction en acte à la globalisation, non pas qu’elle y échappe totalement mais surtout parce qu’elle indique les voies et les pistes suivies pour l’affronter et la combattre ainsi que la récupération dont elle fait l’objet. La résistance naît d’elle-même dans certains ghettos des capitales du monde. Face à l’ogre tentaculaire et monolithique, les oubliés du libéralisme se rappellent leurs origines. Ce souci des origines, contamine d’ailleurs le reste du monde puisque le régionalisme frappe aussi les esprits des "petits blancs " lâchés en périphérie de la capitale. Le succès de la musique celte répond en écho à celui de la salsa et des musiques latines en général. Plus prosaïque, peut être que l’appel des musiciens africains ou brésiliens, il illustre l’évident besoin de s’amuser et de fuir la pesanteur occidentale. Une fois injecté le venin de l’élargissement du monde, celui-ci se met à se répandre comme l’affluent dans la mer jusque dans les recoins les plus inattendus. Il va en fait se nicher dans l’esprit de tous ceux qui incarnent d’une manière ou d’une autre la lutte contre l’uniformisation et le rétrécissement moral ou le conformisme esthétique. Ainsi, un groupe comme Korn qui symbolise pourtant une certaine forme d’esthétisme blanc américain fait remixer ses disques par des DJ proches de la techno, invite des rappers noirs comme Ice-Cube et utilise des cornemuses dans sa musique métallique, histoire de l’humaniser un peu. Cette résistance dans l’ombre et souterraine, se développe néanmoins peu à peu et va même jusqu’à représenter un contrepoids efficace à l’industrialisation aveugle. Ainsi contre la mondialisation, on peut facilement arguer de la naissance d’une "orientalisation du monde ", entendue ici comme, refus en acte de l’hégémonie blanche et occidentale. Nous en voulons pour preuve, le recours au piercing et aux tatouages, la vogue des Mangas, la montée de la médecine douce et la percée du Tai-chi et du Yoga, sans oublier la " tentation bouddhiste " dont parle Pierre le Quéau dans son ouvrage éponyme. En fait, un cours d’eau économique au regard de l’argent brassé par le capitalisme occidental, peut-être de peu de poids en face du mastodonte américain mais qui irrigue néanmoins plus d’une veine.

Cette orientalisation douce donne le ton de la résistance, de la volonté populaire de rechercher au-delà des modèles pré-construits une source d’implication voire d’identification. Face au matérialisme occidental, apparaît un réel besoin de transcendance, incarné par l’orient. Elle implique l’être non plus seulement dans son mode de consommation mais dans son mode de vie. Plus qu’un un art de vivre, cette orientalisation est un humanisme, du moins une "ontologie ", un mode particulier d’être au monde qui va influencer la consommation et la participation à la vie citoyenne.

Consommer "world " passe également par le besoin et l’envie de mélanger les substances entre elles. Il ne s’agit pas seulement d’un repli identitaire car comme le montre José Bové dans son Larzac, il est autant partie du monde que les paysans sans terre du Brésil. Il est le world d’un autre, le persan d’un agriculteur du chiappas. Il l’a bien compris, l’on peut très bien manger une mangue après un roquefort, c’est même excellent à condition d’en maîtriser la production. C’est d’ailleurs ce que signale Pierre Bourdieu dans ses "Questions aux vrais maîtres du monde ", Paris a été un point nodal de l’internationalisme artistique et a permis par la création de rencontres artistiques de faire émerger des artistes pourtant radicalement chevillés à leur culture d’origine mais, ce que Pierre Bourdieu ignore c’est à quel point ce fait se reproduit en France aujourd’hui pour l’art musical populaire comme en témoigne la formation de groupes aussi diversifiés culturellement et ethniquement que Zebda, l’Orchestre national de Barbès, Sergent Garcia et autres. A leur manière, ces musiciens brisent le mur du silence qui noie leurs cultures assujetties aux cultures dominantes. Leur discours rejoint par moment le Foucault de Il faut sauver la société. Celui qui montre l’hégémonie de certains discours qui, à un moment deviennent dominants puis qui s’épuisent d’eux-mêmes. C’est ce qui est en train de se passer avec la culture classique. Celle-ci est en train de s’effacer pour céder la place à une " trad’innovation " nouvelle.

Le groupe marseillais Dupain illustre à merveille la mutation qui est en train de se jouer sous nos yeux. Ce groupe qui mélange sons futuristes et grooves anciens ainsi que joueur de vielle à roue et samples hypnotiques et qui chante en occitan a choisi pour s’affirmer la culture locale face à la variété française. Mais à cette empreinte locale, s’ajoute leur connaissance musicale diverse et leur appétence pour les sons d’autres cultures. Ils ont appris les harmonies bulgares et tziganes ainsi que les rythmes de transes du sud de l’Italie et les tourneries sahariennes sans renoncer pour autant non plus à la musique anglo-saxonne. Comme ils l’expriment, ils se servent du matériau local pour exprimer l’universel : " l’universel c’est ce qui est ma porte " déclare Manu Théron fondateur du groupe occitan Gacha Empega. Cette musique mieux que tout autre traduit idéalement l’envolée vers le "glocal" tant célébrée par les thuriféraires d’Internet.

Est-ce la naissance d’une nouvelle culture ou conviendrait-il de nuancer le propos ? Ces musiciens ne se sentent pas à l’aise avec le mot culture qu’ils laissent aux cultures dominantes. Sam Karpénia le leader du groupe Dupain exprime son malaise face à ce terme qui les dépasse et qu’ils rejettent implicitement : " les gens qui parlent de culture, ils hiérarchisent, et nous, on est au bas de l’échelle, et ça, tu le gardes au fond de toi. Tu te dis, " Nous, on est des ânes, on comprend rien à la culture " . C’est pour cela que les musiciens tiennent à leur enracinement populaire plus encore qu’à l’enracinement culturel ou local. Le choix des salles en est un exemple flagrant. Les musiciens choisissent par opposition aux stars, des salles à visage humain qui leur permettent à la fois de s’exprimer au mieux : des cafés, des fêtes de quartier mais aussi qui permettent de revendiquer la reconnaissance des leurs, des proches.

Respectueux et héritiers de la culture locale, elle-même plurielle, car influencée par le raï algérien, le ragga jamaïcain ou les tamoliettas napolitaines, ils ne se pensent pas moins comme des expérimentateurs et des chercheurs. Car ces musiciens, contrairement aux idées reçues ont aussi écouté Boulez et Stokhausen. Seul, le matériau propice à l’innovation change et ils vont ainsi mélanger rythmiques binaires et instruments typiques à des machines d’aujourd’hui sans céder à la fusion qu’ils détestent : " il faut avancer maintenant. Ce matériau il faut l’explorer, l’utiliser et le piller " . Ils sont des expérimentateurs qui ne se limitent pas à la musique car cette démarche débouche sur beaucoup plus qu’une " autre musique ", elle est la source d’une mutation inter-culturelle entendue au sens large dont l’aspect politique n’est pas le moindre. Gilles Deleuze et Félix Guattari l’avaient déjà compris, il y a vingt ans. Dans Mille Plateaux ils exprimaient avec intuition et avec d’autres mots ce que le groupe Dupain tente de réaliser : " La figure moderne n’est pas celle de l’enfant ou du fou, encore moins celle de l’artiste, c’est celle de l’artisan cosmique : une bombe atomique artisanale (…). Alors le cosmos sera lui-même art. Faire de la dépopulation un peuple cosmique, et de la déterritorialisation une terre cosmique, tel est le vœu de l’artiste-artisan, ici ou là, localement. Le local n’est qu’un point d’ancrage ou d’encrage du cosmos et c’est en ce sens que ces musiciens se pensent comme des artisans et nos comme des artistes. A l’artiste : la culture et l’état-nation, les formes traditionnelles de l’expression moderne du monde, à l’artisan-artiste : la culturalité, le cosmos et le local, les formes d’expression privilégiées de la postmodernité.

Le grand philosophe Jacques Rancière ne s’y trompe pas non plus. Il montre bien dans son ouvrage Le partage du sensible en quoi la modernité à été une révolution car selon le régime esthétique des arts est d’abord un régime nouveau du rapport à l’ancien. " Les artistes modernes ont commencé à dénoncer la tradition du nouveau, une volonté d’innovation qui réduirait la modernité artistique au vide de son auto-proclamation (…) Il y a eu identification des formes du régime esthétique des arts aux formes d’accomplissement d’une tâche ou d’un destin propre à la modernité " . Par opposition, la postmodernité constitue des modes d’expérience sensibles novateurs d’anticipations de la communauté à venir. Aussi Rancière opte pour la piste du partage du sensible qu’il définit comme : " ce système d’évidences sensibles qui donne à voir en même temps l’existence d’un commun et les découpages qui y définissent les places et les parts respectives…Le partage du sensible fait voir qui peut avoir part au commun en fonction de ce qu’il fait, du temps et de l’espace dans lesquels cette activité s’exerce. Avoir telle ou telle "occupation" définit ainsi des compétences ou des incompétences au commun" . Cet art postmoderne et interculturel prend alors la forme d’une révolution de l’art et en accord avec Rancière principe d’un re-partage politique de l’expérience commune.

Ouvrons une brève parenthèse, pour dire que nous entendons ici défendre le travail sociologique de tous ceux pour qui, l’étude de la musique, du sport ou de tout autre mouvement jugé futile, ne peut être analysée comme un champ restreint et déconnecté des réalités sociologiques. Au contraire, c’est à travers ces mouvements microscopiques que se lisent les futurs changements sociaux d’envergure dont la France constitue un pôle majeur de ce phénomène. Car à l’image des grands philosophes comme Deleuze, Foucault et Rancière qui ne l’ont pas négligée, la musique est conçue et vécue par ces musiciens comme un phénomène collectif, social et non comme un phénomène individuel, d’artistes évoluant d’ego à ego chacun dans son coin. La musique est faite pour le public et pour la société, histoire d’apporter une pierre à l’édifice social qui ne peut se construire sans eux. Les musiciens veulent être de ce combat et entendent bien se faire accepter comme les artisans de la construction d’un autre monde possible. D’ailleurs leur musique reprend l’idée du rythme obsessionnel des machines de l’usine et se fond dans le bruit du monde pour mieux le pénétrer et l’infecter de l’intérieur. Plus que jamais, la musique représente l’idéal esthétique d’un tout au monde, d’un art total qui se confond avec l’ensemble des composantes de la vie, que ce soit l’éthique, la politique, le social, l’économique ou le sociologique.

Les musiciens d’aujourd’hui ne peuvent se contenter d’être de simples artistes ou des instrumentistes. Ils doivent posséder des rudiments de gestion, connaître l’état du marché économique et surtout développer des connaissances techniques et informatiques approfondies. Prenons l’exemple d’un batteur aujourd’hui : il doit savoir jouer des percussions diverses et savoir programmer les boîtes à rythme et les samplers. Il en va de même pour un joueur de synthétiseur ou pour un guitariste. Polyvalents, ces derniers doivent allier à des connaissances sonores (les différents sons d’amplis, de guitares et d’effets) des connaissances historiques de leur instrument pour les utiliser au mieux et savoir se servir de ces nouveaux outils technologiques. Un univers entier s’ouvre pour peu que l’on sache le programmer.

La France demeure un pays clé dans la production de disques mondiaux et de métissages musicaux. Ce n’est pas tout d’opposer mondialisation et nationalisme qui est un faux débat, Bourdieu ne s’y trompe pas. Il s’agit en fait "d’une lutte entre une puissance commerciale visant à étendre à l’univers les intérêts particuliers du commerce et de ceux qui le dominent et une résistance culturelle, fondée sur la défense des œuvres universelles produites par l’internationale dénationalisée des créateurs ". Qu’importe dès lors le lieu de cette réalisation fusionnelle, ce qui compte, c’est avant tout qu’aujourd’hui plutôt que de sampler une Kora, les musiciens auront envie de jouer et de jammer avec un joueur de Kora venu du quartier. La sono mondiale existe parce qu’elle se soucie du local et de l’universel, elle accouple technologie et archaïsme, tradition et modernité, sons digitaux et naturels qui nous ferait plutôt penser que contrairement aux avis des rabat-joie, les grands disques populaires sont à venir et non derrière nous.

Car contre la même musique pour tous surgit une internationale culturelle, mosaïque et plurielle, polythéiste dirions-nous si le mot n’était pas si galvaudé désormais. Le coup de gueule salutaire de Pierre Bourdieu a en fait déjà trouvé des complices au sein de la rue même. Il est pourtant étonnant que Pierre Bourdieu comme le fait remarquer Véronique Mortaigne dans sa réponse au professeur du collège de France intitulée "La chanson, éternelle oubliée " ne dise pas un mot sur la musique. Elle signale d’ailleurs avec justesse que " la musique n’a pas fait qu’accompagner les révolutions, elle les a précédées " , et ajoutons-nous la nouvelle révolution est déjà en marche.

Il n'y a qu’à voir à quel point Mac Donald’s et les multinationales prennent au sérieux ce phénomène puisqu’il n’est pas un Mac Do local qui néglige un produit local. Il est désormais possible de manger un Big Mac au bleu au France, une Poutine à Montréal ou un Gyros Pita a Istanbul. Cette récupération témoigne de la vitesse à laquelle, le néo-libéralisme réagit et investit dans la fabrication d’erzatz de ses ennemis. Sa grande force a toujours été de savoir réagir face à la critique sociale ou artiste comme le montrent très bien Luc Boltanski et Eve Chiapello dans leur livre " Le nouvel esprit du capitalisme ". Mais aujourd’hui l’art populaire a retenu la leçon et va tenter de mettre en péril le commerce par le commerce même et plus particulièrement par l’accession aux moyens de production. Bras armé du commerce, la musique populaire doit et peut en être aussi son fossoyeur. La révolution numérique transforme la donne. Plus rien ne peut empêcher quelqu’un d’avoir, pour un coût relativement faible, accès à la production. Le cinéma, art élitiste par excellence, nous en voulons pour preuve, le parcours du combattant qui attend celui qui veut réaliser un film et le nombre très faible d’accession à la réalisation d’un second long métrage, connaît maintenant la révolution web-cam et la possibilité de diffuser ses films sur Internet. La musique avait le sampler, le CD-Rom enregistrable, le DAT et le format MIDI capable de numériser les sons, elle a désormais le MP-3 et la possibilité de diffuser les disques gratuitement sur le net. Il est intéressant de voir, sur ce point, la liberté retrouvée des artistes qui, comme David Bowie ou Prince en ont profité pour étaler leurs expérimentations et, sans passer par les maisons de disques officielles, diffuser leurs nouveaux disques sur le net. Une prise de conscience salutaire à laquelle a réagi l’industrie phonographique, face au pillage musical et au piratage numérique, en lançant une campagne publicitaire sur le thème de : " Volez-vous ceux que vous aimez ! ". La rapidité avec laquelle les pouvoirs publics ont légiféré indique bien la collusion politico-économique à l’œuvre en cette fin de millénaire. L’art populaire profitant de nouvelles possibilités de création, du jamais vu dans l’histoire de l’humanité, du point de vue de la diffusion et non de la réalisation, inquiète les tenants de l’art officiel et légitime qui s’agitent en coulisse pour exiger de nouveaux moyens financiers ou législatifs pour endiguer la percée de leur monopole, comme en témoigne le manifeste des cinéastes abandonnés par la critique et le public. Le succès d’un film comme le projet Blair Wich indépendamment de sa valeur artistique prouve qu’avec peu de moyens l’on peut affronter le marché de l’art avec ses propres armes, ce qu’ont bien compris depuis des années les musiciens populaires, symboles de la révolution en marche.

Cette révolution doit être pensée de manière polymorphe. Tout d’abord comme un simple résistance " hypothétique " à un futur trop lisse pour ces acteurs, plutôt portés sur le strié et les bigarrures. Il ne s’agit pas non plus de tomber dans l’hagiographie comme le fait le sociologue américain Georges Lipsitz qui défend l’idée d’un rock ethnique, d’un rap et constitué comme une "intelligentsia organique " porteuse d’une stratégie culturelle susceptible de rassembler une force historique de toutes les oppositions. Pour séduisante quelle soit, cette théorie n’est guère effective aujourd’hui qu’à l’état embryonnaire même si elle est en train de germer et d’essaimer autour d’elle. Il s’agit surtout d’y lire un remplacement des récits héroïques des grands hommes du commerce et de l’industrie qui font le monde. En un sens, il s’effectue un renversement intéressant, à partir du moment où Zebda, Dupain et Asian Dub Foundations deviennent des modèles possibles d’identification mais ceci ne sera accompli uniquement lorsque José Bové se sera substitué à Bernard Tapie dans les banlieues. Or, rien ne permet de préjuger à l’heure actuelle d’un tel état de fait. Nous pouvons simplement voir émerger un art nouveau synonyme d’une "ville-monde" et porteuse d’une culturalité nouvelle. La résignation ou la fatalité l’emporte encore aujourd’hui sur l’idée de dépassement. L’importance de la corruption généralisée est telle qu’il est difficile de se scandaliser davantage. Nous ne pouvons amorcer que l’ébauche de l’idée de la culture du futur troisième millénaire. Comme le dit si bien Mike Davis auteur du prodigieux City of Quartz, " il s’agit de comprendre de quoi est faite la matière des rêves " . Au delà d’une simple révolte hybride, nous préférons y lire, la métaphore d’une révolution anthropologique et culturelle sans préjuger de l’avenir politique qui en ressortira.

D’aucuns, n’ont d’ailleurs pas manqué de gloser sur l’émergence d’Internet comme outil de résistance local à la naissance effective d’un village global qui serait plus global que village. Mais très peu de gens réagissent à la communication utilisée actuellement par les publicitaires. Ils exploitent la veine exotique à rebours du consommateur et nous présentent un monde où les utilisateurs d’Internet sont les Africains ou Les Indiens. Outre le fait de mentir sur la réalité Internet d’aujourd’hui quant au nombre réel de connexions dans le monde, ces pubs font office de racisme à l’envers et veulent nous déculpabiliser tout en désamorçant le succès de la vraie mondialisation. Si l’on regarde bien, les orientaux ne rêvent que d’une chose accéder à la modernité occidentale, ils ont en désormais les moyens et le désir. Cela ne sert à rien de tenter l’expérience multiculturelle puisqu’elle est vaine et passagère : nous serons bientôt le tronc commun d’un baobab dont nous ne verrons jamais le sommet. Plus que d’orchestrer l’émergence d’Internet, les publicitaires se font les complices sans vergogne d’un futur génocide culturel qui n’aura pas lieu. Car désormais la nouvelle résistance ne tombera pas dans les excès, les travers et les erreurs des années 70. Il s’agira bien cette fois de terrasser la bête de l’intérieur par ses propres armes comme le symbolise la réussite du mouvement ATTAC.

Elle se déploie avec le savoir-faire de l’orientation post-moderne du monde. S’il n’est plus possible de lutter sans des connaissances économiques approfondies, il n’est surtout plus efficace de lutter seul et replié sur ses certitudes identitaires ou culturelles. La world music est en quelque sorte la réalisation du syncrétisme comme masque de guerre. Là où la mauvaise world se contente d’être un syncrétisme de pacotille qui ne cache rien, pas en tous cas son caractère factice, voir les pires morceaux du denier album de Ronny Jordan, la world music a gardé du syncrétisme l’idée de se mélanger pour se préserver et se protéger de l’envahisseur extrémiste.

Aussi, la lutte contre la globalisation passe par l’usage de la ruse plus que de la force, même si c’est déjà une force en soi et une preuve de sagesse de savoir s’unir et s’allier. Les adversaires du néo libéralisme sauvage ont retenu l’avertissement donné par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux: " Le capitalisme est au croisement de toutes sortes de formations, il est toujours par nature néo-capitaliste, il invente pour le pire, sa face d’orient et sa face d’occident, et son remaniement des deux. " Il est donc d’autant plus regrettable que Pierre Bourdieu ait négligé la musique dans son texte car elle représente le mieux ce que Deleuze et Guattari ont mis en évidence comme force d’oppostion au libéralisme de par le fait qu’elle " fait passer ses lignes de fuite, comme autant de " multiplicités à transformation ", même en renversant ses propres codes qui la structurent ou l’arbrifie ". La musique populaire d’aujourd’hui sur sa forme world ou non, réalise une mondialisation citoyenne, esthétique ou politique que ce soit par l’envie et le besoin exprimé d’élargir ses champs musicaux, le monde dès lors n’a plus de frontières mais des horizons, mais aussi par les rencontres vivantes qu’elle suscite.

La mondialisation existe aujourd’hui dans nos villes, il ne suffit plus qu’à l’appliquer, c’est ce que font avec force démonstration nombre de musiciens urbains. Ils se rencontrent à l’école, dans la rue, dans les locaux de répétition, les cafés et jouent ensemble. Cet état de fait n’est pas l’apanage de la world music puisque, que ce soit les groupes de funk, de fusion, de reggae, de dub et même de rock, ils sont de plus en plus composites et multiculturels. Comme le disent les musiciens d’Asian Dub Foundation : " Ici, à Londres, où nous sommes nés, nous avons été à l’école avec des Grecs, des Turcs, des Arabes, des Jamaïcains, etc. Dans la rue, on entend du reggae, de la jungle, du banghra, du Hip-Hop, tout en même temps. Notre musique n’est pas de la fusion, mais le son des gens qui vivent au même endroit".

Or les défenseurs de l’art pur prennent en compte les effets secondaires déplaisants distillés par les grands distributeurs (globalisation, uniformisation, artificialité, produits industrialisés) pour dévaluer l’art populaire dans son ensemble sans se rendre compte à quel point cet amalgame est stupide et contraire à leur intérêt car aujourd’hui, de la survie d’une certaine forme d’art populaire, dépend le maintien en vie de ce qui reste d’un art majeur sous perfusion. L’incompréhension dont font preuve ces hommes de culture ne tournera pas à leur avantage cette fois-ci, car la présence de préjugés aujourd’hui, signera leur culpabilité de demain. A fustiger la plèbe, ils ne s’en distinguent guère. Comme le signale Michel Foucault : " la plèbe n’existe sans doute pas, mais il y a de la plèbe. Il y a de la plèbe dans les corps et dans les âmes, il y en a dans les individus, dans le prolétariat, il y a en dans la bourgeoisie mais avec une extension des formes, des énergies, des irréductibilités diverses. Cette part de plèbe, c’est moins l’extérieur par rapport aux relations de pouvoir, que leur limite, leur envers, leur contrecoup; c’est ce qui répond à toute avancée de pouvoir par un mouvement pour s’en dégager, c’est donc ce qui motive tout nouveau développement des réseaux de pouvoir " . Si la plèbe peut s’exprimer dans l’art populaire, où à travers l’utilisation de la plèbe comme plèbe, il devient un objet de conquête et d’assujettissement effectif, celle-ci s’exprime autant lorsque ce qui voudrait lui échapper se fixe comme stratégie de résistance. Le point d’achoppement de l’art cultivé d’aujourd’hui est de se concentrer sur la notion de culture alors qu’un certain art populaire l’a déjà dépassée pour instaurer la notion de "culturalité" plus en relation avec notre époque multiculturelle et propice aux syncrétismes les plus divers.

Nous avons dans un ouvrage intitulé "Rites, code et culture rock " développé la thèse d’une culture populaire oblique et transversale, marquée par le détournement de cultures et une culture du détournement, la notion de "culturalité " achève la quadrature du cercle. Ce n’est pas Claude Levi Strauss qui dirait le contraire. Il montre dans Race et histoire la nécessité d’instaurer une culture de l’échange sous peine de se condamner à disparaître. Même s’il faut nuancer cette démonstration, à l’heure de l’OMC et de la menace mondialiste, globalisante et uniformisatrice, qui pèse sur de nombreuses cultures, amender n’est pas abolir et cette sentence demeure toujours d’actualité. Pourtant la notion de "culture", surtout dans la bouche des défenseurs du bon goût, n’est qu’un alibi, un "mot" dirait Pierre Bourdieu, pour ranimer la vieille querelle binaire entre les cultures dominantes et les cultures dominées. L’acculturation devient pour eux, un acte répréhensible ou alors s’ils l’acceptent, comme certains critiques de jazz prêts à s’enflammer à l’entrecroisement du saxophone et du bouzouki, c’est exclusivement sur le registre ethnique, sur le mode vertical et non sur le fond, sur le registre horizontal et élargi à l’ensemble de l’interculturalité.

La célébration tentée ici de l’art populaire s’appuie essentiellement sur cette déconstruction du dualisme, dont l’art populaire, à l’image de ceux qui le font, ne veut plus, à l’intérieur duquel ils ne se reconnaissent plus. La "supériorité" actuelle de l’art populaire pensons-nous, provient de cette capacité sous-estimée, voire occultée, comme bon nombre de pratiques, d’une auto-institution de la culture populaire et du métissage.

Cornélius Castoriadis n’a cessé de le répéter, de le ressasser même : la société est auto-création . Il analyse d’ailleurs en quoi ce refus de considération pour l’auto-institution de la société sert les intérêts des dominants et de tous ceux qui nient le principe d’égalité entre les cultures et les hommes. Avec la notion de culturalité, nous mettons l’accent sur le caractère produit de cette culture. Les hommes en deviennent auteurs, acteurs et producteurs. Martine Abdallah-Prétceille insiste sur le fait que la culturalité développe la thématique de la variation tandis que la culture se focalise sur la différence . Si nous reprenons également cette notion de variation qui correspond idéalement à une vision d’un mode baroque, bariolé et bigarré, la distinction n’a pour autant pas disparue de ce monde. Comme l’interculturalité ne s’est pas définitivement imposée, malgré tous les efforts d’Edgar Morin pour nous initier à la complexité, surtout comme modèle culturel et artistique, elle demeure pour l’instant un modèle politique, un choix esthétique et une action révolutionnaire à la fois dans les actes et dans la pensée sociologique. L’interculturel n’est pas une idéologie, un dogme de plus, il est essentiellement une ontologie au sens heideggérien du terme qui se construit et s’élabore au fur et à mesure de l’observation et de l’élucidation du rapport à l’autre. A l’image de l’œuvre produite, il s’agit d’un work in progress, d’une avancée lente et à tâtons.

La culturalité peut être assimilée dans le cas de la musique populaire à de l’acculturation positive, mise en pratique au quotidien. Elle devient un habitus, "une matrice de perceptions, d’appréciations et d’actions ", qui intègre toutes les expériences passées et qui rend possible l’accomplissement de tâches infiniment différenciées. De cette "culturalité " surgit une modalité nouvelle d’être au monde qui n’est pas réductible au fonctionnement mécanique traditionnellement attribué aux normes et aux modèles classiques.

Le sujet devient lui-même un objet interculturel à prendre en considération dans l’élaboration de sa musique ou de son art. La culture est moins un déterminant qu’un tube de couleur de plus à disposition et dont l’artiste va pouvoir disposer à l’envi sur sa toile. La palette interculturelle se soucie plus de l’ensemble, du rendu que des stratégies pour y arriver. La culturalité répond à la culture comme bien commun édifié par un "nous " et non luttant pour sa survie face à un "eux " menaçant et belliqueux. La musique devient dans certains cas un emblème et les musiciens des ambassadeurs de leurs cultures, mais plus encore, un pont propice à la collaboration, à l’image de l’œuvre d’un Talvin Singh ou d’un Caetano Veloso.

Elle opte pour l’ouverture face à la fermeture de tous les "communautarismes " tribaux. L’on ne compte plus les groupes musicaux composés de membres de plusieurs nationalités ou d’origine culturelle les plus diverses. Mais l’interculturalité ne s’enracine pas seulement dans le creuset des cultures, elle s’exprime également dans l’entrecroisement des instruments et des époques. Elle joue volontiers de l’anachronisme et se moque de l’éternelle opposition tradition/modernité. Elle force le passage de la temporalité pour associer aux éléments archaïques des sons électroniques. Signe d’une postmodernité, le multiculturalisme rompt avec la pensée métronomique car il opère par décentralisation. L’art populaire a de ce point de vue devancé l’appel de la rue – il n’en est pas uniquement le reflet - et plus que jamais servi de détonateur à la fusion sociétale à l’œuvre aujourd’hui.

La culturalité se fixe en premier dans la musique parce qu’elle s’inscrit dans les corps avant de le faire dans les esprits. Inconsciente en partie, et non totalement maîtrisée ou calculée ou rationalisée, ce qui est la cause de la domination partielle de ceux qui font ce choix, elle rejaillit dans le goût du rythme et de la danse comme le prouve la puissance actuelle du R’n’B. Pour autant, on ne peut la réduire à un processus inconscient car elle influe également sur le sens des actions et alimente les réflexions. Loin d’être unanime, la culturalité s’exprime sur une pluralité de mode. D’autant plus que pour nombre de ces jeunes issus de l’immigration, être de la troisième génération, correspond au moment où cette culturalité prend une tournure complexe et multiple comme l’a montré Gérard Noiriel dans son ouvrage Le creuset français . Si le groupe 113 opte pour le drapeau algérien sur scène, Zebda se déclare être bien ici malgré tout. L’on retrouve dans les multiples expressions de la culturalité contemporaine la dynamique de l’acteur pluriel mise en avant par Bernard Lahire et le recours exprimé à la réflexion dans le cours même de l’action.

Non seulement ces artistes populaires, issus du peuple accordent beaucoup d’importance à la réflexion mais encore plus à l’interprétation que peut en faire le public comme la portée symbolique du geste multiculturel lui-même. Bien sur, comme dans les travaux de Luc Boltanski et Louis Thévenot, les régimes d’actions diffèrent au quotidien selon les acteurs et les moments, mais cette présence d’un niveau de réflexion prend tout son sens dans la pratique artistique et éclate dans une action inter-culturelle faisant état, plus encore que pour Internet, d’une autre révolution anthropologique difficilement canalisable, la révolution culturaliste, synonyme de pluralité, de diversité et de métissage.

Acte typiquement postmoderne, monter un ensemble musical interculturel brise la ligne de démarcation entre connaissance ordinaire et connaissance savante. Cet état de fait est l’émanation des structures sociales typiques de notre époque. Tout comme la césure entre l’art majeur et l’art populaire est en train de voler en éclat, de par l’influence des médias et de la culture de masse - l’artiste majeur à l’exception de l’écrivain ne peut plus ignorer sous peine de prendre du retard ce qui se fait dans le champ populaire et inversement, l’artiste populaire a de plus en plus connaissance des travaux des artistes majeurs - le concept de culturalité rompt avec les schèmes d’oppositions classiques.

Loin d’être découragés et désireux de renoncer aux œuvres et aux pratiques artistiques, se sachant dominés culturellement parlant - ils en ont conscience comme le prouve plusieurs entretiens effectués avec des jeunes de "banlieues" au cours desquels ils ont précisé les difficultés de leur rapport aux français et le nécessaire recours à un sabir particulier, cette fameuse langue des banlieues qui inquiète tant l’Education Nationale, tout comme leur conscience de la non intégration de tous les schèmes et de toutes les pratiques de la culture classique – ils font pourtant le choix de l’art de la rue et du mode d’expression. Ils savent que grâce à leur domination réelle, culturelle et financière, ils vont faire fructifier leur image et acquérir la crédibilité de la rue qui n’existe plus guère dans les musiques non métissées.

L’art populaire a le premier montré que le métissage était non seulement une évidence, une réalité indépassable mais surtout se posait comme un projet social qui marche, le triomphe de l’équipe de France de football en juillet 98 n’a fait que confirmer cette impression. Dans l’art populaire et plus particulièrement pour un groupe comme Asian Dub Fondation, le métissage "permet d’oublier les caricatures, de favoriser une libre circulation des traditions et des inventions pour que chacun puisse dresser le contre-feu créatif à la globalisation Made in América " . Contrairement à l’utilisation folklorique qui sourd à la fois de son utilisation globalisante ou de son injection homéopathique dans l’art majeur, dans l’art populaire, il fait forme et fond en même temps sans les dissocier. Le métissage musical répond au métissage ethnique de la composition même des groupes.

Autre accomplissement de l’art populaire, la réalisation d’un crossover et la faculté pour celui-ci de transcender les cultures – 70% des acheteurs de Hip-Hop aux USA sont des jeunes blancs - et de traverser les couches sociales. Il est d’ailleurs fort intéressant de noter que cet art urbain a pour la première fois détrônée la country-music en nombre de disques vendus. Nous entendons art-populaire, non seulement en fonction des ventes mais aussi pour le terreau "populaire " qui en est le substrat à la fois en terme de racines, de références mais surtout de production. Nombre de ces artistes sont issus directement de la classe ouvrière ou des couches "dominées " de la société contrairement à l’art "majeur ". L’inter-culturalisme populaire, s’il s’enracine en partie dans la juxtaposition, l’assemblage ou le croisement d’autres cultures populaires, lorgne également du côté des arts institués et s’en inspire sans vergogne, contrairement à certains artistes légitimités qui refusent d’admettre l’évidence et la matrice populaire de leur art – comme le disent dans un numéro du Monde le groupe américain Violent Femmes : "notre musique vient d’un creuset où se retrouvent la country, le hillbilly, le folk et le rock, mais aussi le free-jazz, les musiques expérimentales ". Essentiellement urbain, l’art populaire dans ce qu’il a de meilleur se dérobe des grands-axes pour prendre volontiers la clé des champs et les itinéraires de délestage.

Loin est le temps ou Bob Dylan se faisait jeter hors de scène à Newport pour avoir grimpé sur scène armé d’une guitare électrique. L’heure est au syncrétisme et à la synthèse, au métissage et au mélange qui méritent pourtant une oreille attentive tant il est nécessaire de séparer le bon grain de l’ivraie dans ce qui nous est proposé sur le marché. Entre Ry Cooder et Ali Farka Touré jouant et improvisant ensemble et des soi-disant chants d’indiens remis au goût du jour par un effet de breakbeats et un mixage habile, ce n’est ni le même combat ni le même but. Pour les premiers cités, il s’agit réellement de faire émerger au delà des différences culturelles, un point de rencontre musical et créatif et non de travestir une culture et de la dénaturer au nom du progrès et de l’universalisme. Dans ce cas là, les droits de l’homme ont beau dos, c’est la musique qui devrait se plaindre. Le relativisme culturel peut déboucher sur un racisme à rebours fort douteux car au nom de la liberté d’expression, l’on ne respecte plus vraiment sa culture d’origine. Tout est une question de dosage, moderniser comme le fait Alan Stivell n’est pas trahir, c’est essentiellement une question de respect et de démarche artistique.

Menacé par les lois du marché et rejeté par les aristocrates de l’art, il semblerait donc fort imprudent à ce moment précis, de célébrer la victoire de l’art populaire, d’autant plus si celle-ci doit être définitive. Pourtant c’est à quoi il faut fortement songer maintenant au regard de nombreux exemples et notamment celui de la vitalité retrouvée des musiques populaires françaises qui ne se sont jamais aussi bien portées qualitativement et quantitativement. Notre musique populaire s’exporte et rivalise d’ingéniosité avec les musiques venues de nos voisins anglo-saxons.

L’idée majeure que tente de soulever ce court essai est, à rebours de ces idées reçues, d’analyser pourquoi et comment les arts dits "mineurs " ont tout pour terrasser définitivement l’art "Majeur ", notamment en ce qui concerne la lutte politique. Nous ne reviendrons pas ici, cela a déjà fait ailleurs à plusieurs reprises et d’autres l’ont fait remarquablement comme Richard Shusterman, sur les attributs respectifs qu’ont voulu imposer les intellectuels. Entre autres choses, à l’art majeur la contestation, le progrès et l’avancée sociale, à l’art mineur, le conservatisme, le populisme et la soumission à la loi du marché.

Or, selon nous le processus s’est inversé. Il ne s’agit pas bien entendu de partir des chiffres de vente ou d’une crise éventuelle, existentielle qui aurait empêché l’art majeur de se développer et de croître au même rythme que l’art mineur. Non, ce texte s’appuie sur une réflexion essentielle : la place de la politique dans les arts respectifs et l’implication au quotidien, en acte, dans l’action politique au sens large, ainsi bien entendu que la question de la "subversion " corrélative à l’art populaire. L’art populaire est le premier à réconcilier en acte la critique sociale et la critique artiste qui a tant divisé le syndicalisme et les politiques. Prenons les définitions données par Boltanski et Chiapello dans leur ouvrage : " La critique sociale rejette parfois avec violence, l’immoralisme ou le neutralisme moral, l’individualisme, voir l’égoïsme ou l’égotisme des artistes " . " La critique sociale est plutôt moderniste quand elle insiste sur les inégalités et anti-moderniste quand, s’attachant au manque de solidarité, elle se construit comme une critique de l’individualisme….La critique artiste est antimoderniste quand elle insiste sur le désenchantement et moderniste quand elle se préoccupe de libération. " C’est justement sur ce point que l’art populaire fonde sa supériorité temporaire, en arrivant à synthétiser contrairement à l’art majeur ces deux critiques. Contre l’égoïsme ou l’égotisme des artistes majeurs, l’art populaire tranche dans le vif et opte pour un art collectif réalisé en commun voire en communauté virtuelle ou non. L’art populaire musical a favorisé de tous temps, le développement créatif groupal et tribal. Elle est donc une critique en acte de l’individualisme. Il est d’ailleurs intéressant de noter que les musiciens comme le signale le groupe Autour de Lucie doivent se battre ici pour imposer aux compagnies discographiques de signer un groupe ou un collectif, tant la mode en France, qui correspond pour certains à un besoin d’institutionnaliser l’art populaire quitte à lui faire adopter les critères esthétiques de l’art majeur, est de signer des artistes individuelles. Un groupe ou un collectif fait peur de ce côté de l’Atlantique et puis cela ne correspond pas à nos standards, encore dominés par les produits formatés dont nous avons hérité, de la variété et des yé-yés. Sans parler de notre tradition de chanteurs à texte du style rive-gauche, et autres poètes de comptoir qui font la fortune des cafés parisiens et dont s’inspire d’ailleurs la nouvelle scène musicale française avec des groupes comme Tanger ou Louise Attaque. Mais s’ils sont divisés quant à l’individualisme ces artistes populaires tombent d’accord pour lutter contre les inégalités, pour stigmatiser le manque de solidarité et promouvoir la liberté ou la libération de l’emprise des marchés. A travers un certain nombre d’expériences menées par des artistes, l’on peut bien comprendre le choix de la musique comme moyen de lutte ou comme critique de l’ataraxie cultivée. Nous en voulons pour preuve les préoccupations citoyennes des artistes engagés dans une problématique de quartier comme les Fabulous Trobadours ou le Massilia Sound System. Face à un certain renoncement des artistes plus préoccupés par leur nombril ou celui de leur clique, les artistes populaires remontent les manches pour repousser le désenchantement du monde qui guette et qui ronge les quartiers difficiles comme en témoigne les statistiques du journal le Monde du 24 Avril relatif au spleen des jeunes . N’hésitant pas à fustiger à l’occasion la modernité, les artistes populaires préfèrent néanmoins se servir des moyens de communication pour résister. Face aux mots des artistes sérieux, ils invoquent des actions et des faits. Les artistes officiels ne présentent pas le même bilan ni le même enthousiasme.

La question de départ serait, existe-t-il un art populaire, mais pour une fois on pourrait retourner la question et l’inverser, l’art majeur existe-t-il encore ? Bien sur, celui ci existe encore, si l’on regarde les chiffres du ministère de la Culture et les subventions accordées, mais esthétiquement cet art a-t-il encore un fondement, une valeur et une portée symbolique alors qu’il semble menacé d’asphyxie voire de paralysie générale, faute d’artistes de qualité. Plutôt que d’examiner l’art populaire à l’aune des critères définis par l’art majeur, il serait intéressant pour une fois de prendre le chemin inverse et de se focaliser sur la valeur réelle de l’art majeur telle qu’on le trouve distillé dans les musées ou dans les auditoriums de la Cité de la Villette.

Sans tomber dans le débat allumé l’année dernière par Jean Baudrillard et qui rebondit aujourd’hui avec plusieurs publications importantes, sur la politique développée par le Ministère de la Culture et aussi sur le jugement de l’ère Jack Lang, force est de reconnaître qu’à défaut de le voir disparaître, cet art majeur s’inspire pour survivre grandement à l’heure actuelle de l’esthétique et des techniques de l’art populaire, ce qui tendrait à abolir la frontière de béton entre ces deux formes d’art ou du moins à faciliter le passage d’un côté à un autre, sans que l’on ait à montrer patte blanche.

Mais admettre ceci, n’est ce pas comme le fait remarquer Pierre Bourdieu sombrer dans le culte de la culture populaire qui "n’est bien souvent qu’une inversion verbale et sans effet donc, faussement révolutionnaire, du racisme de classe qui réduit les pratiques populaires à la barbarie ou à la vulgarité. Cette manière de respecter le peuple qui, sous l’apparence de l’exalter, contribue à l’enfermer ou à l’enfoncer dans ce qu’il est. Il laisserait les choses en l’état, les uns avec leur culture réellement cultivée et capable d’absorber sa propre subversion distinguée, les autres avec leur culture ou leur langue dépourvues de toutes valeurs sociales" ? Pour Bourdieu, l’infériorité de l’art populaire n’existe pas en soi, elle nous est donnée par sa subordination à l’art majeur, reconnu et légitimé. Une culture sanction face à une culture vécue moins tragiquement mais qui se retourne fatalement contre ses dépositaires comme l’indique les chiffres de réussite scolaire des populations défavorisées.

Il convient donc d’être prudent avec ce que nous avançons. Il ne s’agit pas de claironner la victoire de l’art populaire sur l’art majeur tout comme hier Francis Fukuyama l’avait fait pour crier la victoire de la démocratisation sur la barbarie à travers le mythe de la fin définitive de l’histoire. Sur le plan économique, c’est toujours loin d’être le cas et nous y reviendrons mais sur le plan des critères et des canons esthétiques, l’art majeur reconnaît enfin, ce qu’il doit à l’art populaire et d’ailleurs il le pille et le vole allègrement, sans pour autant admettre ce recel ou ce larcin. La force actuelle de l’art populaire est enfin, plus que de s’être libéré totalement du joug de la domination culturelle, de donner pour la première fois la possibilité aux dominés de se réapproprier une culture propre afin de l’ennoblir.

Le pas définitif est venu cette fois du camp d’en face. Un certain nombre d’artistes ou de musiciens légitimés et reconnus dans leur domaine ont admis l’intérêt de la culture populaire dans le sillage d’un Léonard Bernstein fasciné dans les années 60 par les créations pop des Beach Boys et des Beatles ou d’un Yéhudi Menhuin désireux de se confronter à la musique indienne popularisée par ces mêmes Beatles. Les artistes ont admis la force de la musique populaire pour transcender les cultures comme le prouve la reconnaissance dont bénéficie un artiste comme Pierre Henri grâce au soutien des ravers. Dans le même temps certains artistes officiels se sont discrédités et ont contribué bien involontairement à effacer les traces d’une ségrégation entre les bons, les purs et les mauvais et les impurs situés toujours dans le même camp. A l’heure du commerce généralisé, il n’est plus question de faire une différence entre un Pavarotti ridicule, lorsqu’il veut chanter du rock et certains rappeurs prêts à sampler n’importe quelle symphonie de Beethoven pour paraître cultivés.

L’art majeur s’inspire maintenant des canons de l’art populaire

Depuis la manipulation "artistico-médiatique " réalisée par une poignée d’étudiants de la Leeds University of Fine Arts, l’on sait l’importance du "scandale " comme concept artistique à part entière. Ce n’est pas nouveau, l’histoire de l’art majeur est ponctué de scandales, mais aujourd’hui hors de celui ci, point de salut comme le montre cet exemple significatif du brouillage des valeurs dans l’art majeur. 13 jeunes artistes avaient simulé, en guise de projet artistique, un voyage en Espagne offert aux frais d’une bourse universitaire, ce qui avait provoqué les foudres médiatiques. Il leur était reproché, outre le fait de dépenser abusivement l’argent public, que même sous le compte d’un projet d’art conceptuel, gaspiller plus de 10000 FF pour s’offrir des vacances au soleil ne pouvait constituer une démarche artistique valide.

Malmené au sein de leur université, critiqué par les étudiants, les syndicats et les intellectuels, le collectif a fini par avouer la supercherie, que tout était faux et qu’ils n’étaient jamais partis sur la Costa Del Sol. Ils avaient tout bidonné et fabriqué de fausses preuves. Cette fois ci, nouvelle levée de boucliers et d’articles incendiaires encore plus vifs. Cette réaction prévue et anticipée, prouve plus encore que la finesse du collectif des 13, attentifs à la compréhension de la société du spectacle, la promptitude de cette même société à se scandaliser pour peu que l’on introduise dans l’art un soupçon de provocation et que l’on traite de l’argent, de validité artistique ou que l’on convoque les médias. Les 13 ont mis en évidence la brutalité et la propension de la critique à aller dans le sens des idées reçues, le conservatisme du public, l’importance prise par les médias aujourd’hui et le moralisme frileux des étudiants.

Ces jeunes ont rétabli la question de la légitimité de l’art, mais surtout ils ont su faire retrouver à l’art son caractère de contre-pouvoir qu’il n’aurait jamais dû perdre face à une culture sclérosée, peu ouverte à la contestation. Cet exemple tire sa richesse de son caractère dérisoire et moqueur, en quelque sorte, de l’utilisation du pouvoir institutionnalisé contre lui-même. Comme le déclare Christian, porte-parole officiel du groupe : " nous cherchions à remettre en cause l’idée de l’auteur unique travaillant à son œuvre, du génie face à l’objet. Nous avons cherché à inventer une histoire qui s’est construite petit à petit " .

Dans une certaine mesure c’est en s’inspirant de l’art mineur que l’art majeur à pu retrouver un sens et une force qui semblait perdus. En jouant sur le détournement de cultures et la culture du détournement, comme nous l’avons montré ailleurs, l’art dispose d’un moyen essentiel pour se régénérer. A travers cet exemple, on peut enfin rêver de l’abolition de la dernière frontière à une société d’artistes. Comme le dit si bien Jacques Rancière :"une telle société répudierait le partage entre ceux qui savent et ceux qui ne savent pas, entre ceux qui possèdent ou qui ne possèdent pas la propriété de l’intelligence " .

Mais l’art, pour exister, doit-il être nécessairement subversif ? Peut-on assimiler l’art à une forme esthétique de subversion ? Pour les critiques avertis, il ne faut pas confondre subversion et provocation et assimiler subversion à scandale. Aussi, faut-il défendre l’art contre la censure mais pas au nom de la subversion.

L’exemple de Leeds montre que pour quitter ces contrées dangereuses dans lesquelles se sont enfoncées quelques artistes renommés, l’art doit essentiellement penser à renverser la position du spectateur, le rendre contemporain de l’œuvre ou faire en sorte qu’il devienne l’acteur principal de l’œuvre. Descendu de son piédestal l’artiste doit concevoir son œuvre de manière à prendre une posture nouvelle, plus proche de celle du public et, donner un rôle neuf au public. Or ce n’est pas le cas, car les artistes majeurs, un certain nombre de penseurs ou d’écrivains comme Anthony Burgess dans ses mémoires ou Alain Finkielkraut dans son tristement célèbre La défaite de la pensée se pensent comme francs-tireurs face à la bêtise ambiante, à l’avilissement généralisé et se considèrent au nom de l’art majeur comme les derniers défenseurs d’une cause perdue ou en voie de l’être. Habile tour de passe-passe, ils font passer l’art majeur comme menacé, dominé par un art mineur qui serait en fait majoritaire. Efficace aussi, car il feint d’ignorer les travaux de Pierre Bourdieu et de confondre la quantité à la preuve évidente de la domination culturelle. Or, c’est justement le nombre d’amateurs d’une chose qui lui fait perdre de sa valeur culturelle et diminuer son prestige ou sa légitimité. " Moins l’on est, meilleur est-on, pourrait être la devise de la domination et de la distinction culturelles". Leur domination émane justement de la rareté et de la préciosité de leurs goûts qui leur confère ainsi prestige et reconnaissance. Une légitimation certes, moins médiatique que d’autres mais assurément plus efficace en terme de "réussite sociale ou scolaire".

Si les artistes mineurs ont plus d’habileté a concrétiser ou incarner la reconnaissance du public, force est de reconnaître, que c’est parce que cette attitude était conditionnée au statut précaire de l’artiste mineur. Son habilitation se limitait à faire une œuvre restreinte en temps et en portée. Aussi, la participation du public devenant plus qu’un spectateur éclairé ou un consommateur fugace, mais étant partie prenante, à part entière de l’œuvre qui se noue en direct "live ", renouvelle considérablement le champ de l’art.

Mais ceci prête à sourire lorsque l’on sait l’insistance portée par les artistes dits mineurs à la participation du public à l’œuvre depuis des années. Pour l’enregistrement des disques "live " les artistes s’effacent presque totalement derrière les cris et l’effet qu’ils procurent au public. En passant derrière le public, ces artistes non seulement savaient bien ce qu’ils devaient au public mais surtout, ils connaissaient la nécessaire destruction du statut de l’artiste pour réussir.

Ainsi, bien avant Pierre Joseph et le compte-rendu de son voyage au Japon, les artistes mineurs du rock, du rap et de la Techno ont expérimenté cette disparition de l’aura de l’artiste, venant après celle mise en avant par Walter Benjamin, de la perte auratique de l’œuvre. Il est toujours étonnant de découvrir à quel point les intellectuels et les critiques d’art contemporain ignorent et méprisent l’art mineur. Lorsque Laurent Goumarre dans un article rédigé pour la Quinzaine Littéraire déclare : " dès lors que l’artiste abandonne le discours du pouvoir, il sape le rapport de force que le spectateur est prêt à tenir, refuse la violence de toute hiérarchie. La subversion de l’art déceptif ici, désigne une révolution, celle de la démocratisation de l’art certes, mais aussi du rapport social et bien sur politique" . On ne peut que sourire devant la soudaine découverte faite par les intellectuels. Quelle nouveauté, rien de plus neuf ? Ont-ils lu un seul texte Punk et écouté un disque du Clash et des Sex Pistols ?

La provocation est pour l’art mineur une forme de dangerosité nécessaire et un moyen artistique et esthétique de se faire légitimer comme forme politique. Les clips de Prodigy et des New Radicals où dans le premier, l’on suit un homme seul dans ses déambulations nocturnes au cours desquelles il enfourne pintes sur pintes de bière, rails de cocaïne et d’autres drogues, monte avec des prostituées et prend le volant en état d’ivresse n’est pas une complaisance glauque de plus. Il sert à montrer la conformité de l’artiste avec le mode de vie de ceux qui leurs sont fidèles. En quelque sorte, le récit d’une vie d’aujourd’hui qui donne tout son sens à cette musique brute et sauvage et toute la mesure réelle de la misère sociale et affective. L’authenticité de l’artiste populaire passe par sa ressemblance avec son public, la seule différence est que lui momentanément du bon côté de l’estrade mais rien de structurel, de social ou d’idéologique n’empêche chacun de basculer de l’autre côté de la scène.

Une autre preuve de cette nécessité de la complicité, de la connivence esthétique et politique du public avec les artistes se trouve dans le clip des New Radicals "Get what you want ", pendant que les musiciens jouent fort dans un supermarché, les jeunes du public prennent d’assaut le centre commercial. Ils ligotent les hommes en costume cravate et les mettent en cage. Rejet d’une vie commerciale, monotone et triste, ce clip réactualise le thème de la rébellion juvénile du My Génération des Who et de son célèbre "Hope I die before i get old " en lui ajoutant une dimension symbolique évidente : "on ne se laissera pas dicter nos choix ni nos lois".

Les artistes populaires, comme l’avait d’ailleurs fort bien montré Jean-Marie Seca dans son ouvrage Vocation rock misent plutôt que sur la masse, sur le fait d’attirer l’attention d’un public animé d’une foi et d’une fidélité à toute épreuve. S’ils ne rejettent pas le grand-public, ils aiment tout autant le succès du public éclairé, dit "frère " et non l’amour des " squares " , semblable en cela aux jazzmen rencontrés par Howard Becker pour son grand classique Outsiders. Une anecdote célèbre circule à ce sujet dans le milieu du rock. Quand est sorti le premier album du Velvet Underground, il ne s’est vendu qu’à très peu d’exemplaires mais chacun de ces acheteurs a fondé un groupe à son tour. Cette histoire illustre la nécessaire circularité du milieu rock où le meilleur est encore de laisser une trace dans la musique de ceux qui vous suive et ainsi de suite. La musique populaire est une source d’inspiration perpétuelle où vous êtes constamment remis en question par les plus jeunes.

Le dernier clip de Rage against the machine "Sleep now in the fire " va encore plus tard dans la correspondance idéologique, puisque tourné devant la bourse à Wall Street, il a permis, fait extraordinaire, de faire stopper momentanément les cotations, but inavoué de la manœuvre. Le réalisateur Michael Moore auteur du film The big one s’est d’ailleurs fait frapper pendant le tournage. Une forme vivante de mise en application du discours qui n’est pas sans rappeler les textes de Guy Debord et des situationnistes. Comme le dit si bien Hughes Bazin, l’art populaire doit réduire ou même éradiquer la distance entre "la forme artistique et la forme sociale ". Le chanteur britannique Tricky admet dans une interview donnée à Rock and Folk que l’une de ses principales préoccupations quand il rentre chez lui, dans son quartier est de redevenir le même qu’avant. La crainte ultime est "de ne plus ressembler à l’homme de la rue, du ghetto d’où je viens ".

L’art populaire et surtout l’art musical populaire échappe en partie aux critiques énoncées par Pierre Bourdieu dans son texte du 14 octobre 99 car premièrement il ne cherche pas à s’affranchir des lois du monde ordinaire, il prétendrait plutôt faire corps avec lui et s’accrocher aux moyens qui lui sont donnés. Quitte à utiliser la technique pour mieux l’asservir, la faire taire, les musiciens choisissent de se coltiner au réel et d’affronter ses pièges. Il ne s’agit pas dans ce qu’il a de meilleur, d’un art interchangeable, identique d’un pays à l’autre qu’il soit produit à New York, à Sao Paulo, Paris ou Londres. Même la musique techno, a priori la moins humaine et donc où la part culturelle devrait être en sommeil, ne peut échapper à l’imprégnation de styles culturels et il devient impossible de confondre un disque français, d’un disque fait à Bristol ou conçu à Chicago. Contrairement à la prédiction de Pierre Bourdieu citant Ernst Gombrich, les "conditions écologiques de l’art" ne sont pas toujours détruites par la mondialisation.

Autre fait d’évidence qui ne peut manquer de faire sourire, des artistes majeurs n’échappent pas au critique dès lors qu’ils flirtent avec le grand public ou en tirent leur inspiration. Pour ces critiques, la renommée de Michel Houellebecq serait usurpée, parce qu’il présenterait uniquement un visage réaliste de la société, la vie d’un homme ordinaire et de ce fait, il ne pourrait accéder au statut d’écrivain qui se doit de transcender la réalité et non de la décrire. Il est d’ailleurs intéressant de noter que dans un entretien Michel Polac s’est gaussé du goût de Michel Houellebecq pour Neil Young et The Clash, ironisant sur le fait qu'un artiste comme lui s’intéresse au monde du rock si prosaïque et pauvre. Houellebecq a d’ailleurs déclaré avoir fait un disque de "variété " au sens du groupe Week-end, pour cette raison, étant déjà détesté par les pontes de la critique parisienne, détenteurs du bon goût, il pourra l’être maintenant pour de bonnes raisons.

Selon les mêmes, il décevrait le lecteur en montrant le prosaïsme de la réalité et la banalité et la sauvagerie des rapports sociaux au quotidien (fort heureusement son œuvre tire sa substance de plus de chose que cela) et son œuvre pourrait être dangereuse voire néfaste pour la société.

Même Dominique Noguez dans Le grantécrivain et autres textes s’y met et dénonce le banal comme "créneau". L’artiste aujourd’hui, écrit-il : " doit désacraliser, laïciser et ne plus mettre la forme, il doit écrire mou". L’on se croirait revenu plus de cent ans en arrière, à l’heure de l’enquête menée par Jules Huret dans les milieux littéraires de la fin du dix-neuvième siècle, où il était de bon ton de railler Zola et son naturalisme, "son goût naturel pour la fange".

Derrière la diatribe anti-Houellebecq, mais que l’on a retrouvé aussi lors de la sortie en salles de Rosetta ou de l’Humanité, se cache en fait la méfiance du présent et du réel, surtout lorsqu’il est décrit par ceux qui le vivent comme étant "injuste ", "cruel " et "sombre ". Sur ce point les rappeurs du Suprême NTM qui ne sont pas les derniers à décrire un quotidien violent et banal, déclarent être en retard dans leurs textes, par rapport à ce qui se passe réellement dans les cités. De quel droit certains se permettent-ils ainsi de gâcher la fête ? On reproche également à Bourdieu de venir semer la zizanie dans un monde en liesse, enfin uni autour d’Internet, le village planétaire commun. Il est intéressant de noter qu’une fois de plus c’est l’art majeur, en l’occurrence la littérature qui se rallie aux artistes populaires dans la description d’un univers sordide, même si une fois de plus, sous la plume des écrivains, cette réalité paraît forcée et se trouve déformée sous les effets de style.

Tout le monde n’est pas Dantec ou Houellebecq, il ne suffit pas de parler de masturbation ou de solitude pour faire de l’art et pour coller au réel. Gilles Deleuze qui savait reconnaître le talent déclare dans son Abécédaire que ce type de littérature nombriliste et égotiste, où il ne s’agit en fait que de raconter sa vie et d’étaler au grand jour son ego brisé ou troublé, est immonde. Sans souci, éthique ou politique et donc uniquement esthétique, l’art perd de sa force pour ne plus épouser que les formes les plus sournoises de l’époque et l’artiste qui s’y complaît se limite à ne séduire que Technik art et la crème des journalistes les plus "branchés " sur leur propre néant intellectuel.

Ce qui fait la force d’un art populaire urbain, du rap ou de la techno c’est le formidable terrain d’identification qu’ils offrent à ceux qui se reconnaissent dans ce style de vie fabriqué par leurs soins mais aussi de bouleverser la donne économique. Le rap tel qu’il est né aux USA a offert aux communautés des banlieues l’occasion de se saisir d’un langage verbal et corporel et avec ces éléments de décrire le réel, d’en dénoncer les abus mais aussi de le poétiser. Plus encore que le rock ou la techno, le rap parce qu’il ne coûte rien comme investissement de départ permet à n’importe qui de s’exprimer et de jouir de sa propre force créatrice. L’art populaire contrairement à l’art majeur a réduit le cercle de la production artistique. Aujourd’hui dans le circuit de la techno, un disque est joué le soir même de sa composition et plus encore, la création à lieu en direct. La musique s’élabore en live sur un auditoire "cobaye ". Le DJ peut contrôler directement sa propre production et vérifier in vivo les effets de sa musique. Le rap et le rock, participent moins de cette réduction temporaire mais en revanche, ils ont élaboré les bases des circuits de diffusions parallèles à ceux des grands marchés officiels. Nombre de disques de rap ou de rock sont produits ainsi et circulent plus rapidement que les autres, sous le mode de l’auto-production et de vente directe dans la salle. L’artiste populaire a été l’un des premiers à vouloir s’affranchir du diktat des majors et il s’est constitués de nombreux labels parallèles qui permettent à de nombreux artistes de s’exprimer sans attendre l’aval des maisons de disques. Aujourd’hui, ce sont les majors qui ont récupéré ce type de fonctionnement et qui lancent sur le marché des artistes en herbe sur des labels parallèles qu’ils contrôlent financièrement et artistiquement. Cette revanche économique des artistes populaires, le plus souvent dominés au quotidien trouve sa source justement dans ce réel même s’il peut prendre des chemins de traverse qui vont à l’encontre même de l’idéal défendu.

Le rap ou la tentation de l'extrême.

Le rap a aujourd'hui plus de vingt ans, pour quelques-uns, même plus de vingt cinq. Tout comme le rock précédemment, il se trouve à un carrefour esthétique et idéologique. Passé d'une situation ultra minoritaire, voire confidentielle, le rap connaît une ascension commerciale extraordinaire. Il occupe désormais dans la vie de certains jeunes la place que tenait le rock, dans les années 60 et 70. Mais il se trouve dans une situation analogue à celle du rock du début des années 80, lorsque celui-ci hésitait entre indépendance (les suites du mouvement punk) et assujettissement aux lois du marché. En grimpant commercialement, le rap doit à son tour affronter les mêmes embûches, et il pourrait lui aussi se brûler les ailes. Le récent succès d'IAM aux victoires de la musique, même s'il est louable, prouve que non seulement il a gagné une reconnaissance publique mais aussi qu'il est en voie d'institutionnalisation. Pour reprendre la terminologie de l'École Institutionnelle de Lapassade et Lourau, d'instituant le rap devient institué. Il se pose donc le problème de la récupération médiatique. Comment va-t-il affronter cette situation nouvelle pour lui? Grand public et minorités peuvent-ils faire bon ménage ? C'est essentiellement parce que le rap vit au présent cette ambiguïté qu'il peut nous intéresser. Quant à savoir ce qu'il deviendra, comme le dit le groupe Assassin : "l'Odyssée suit son cours".

Un autre point de comparaison qui lui est corollaire advient des critiques qui lui reprochent son impuissance esthétique, une influence néfaste sur les jeunes de banlieues notamment et par conséquent son caractère "dangereux". Plus encore que le rock, parce qu'il touche en priorité une population stigmatisée, se pose le problème de la réception esthétique chère à Jauss.

Autre similitude, l'importance de cette musique est telle que non seulement, elle pousse à la création de groupes musicaux mais surtout qu'à son contact se créent de véritables communautés et des bandes : de "l'être ensemble" pour le meilleur et pour le pire. L'on peut alors parler de styles de vie et déclarer que pour beaucoup de jeunes des années 90, l'imaginaire, voire l'imagerie (le look, l'esthétique) passent nécessairement par le rap.

Malgré toutes ces comparaisons, l'analogie s'arrête en chemin avant tout pour des raisons sociologiques intrinsèques à cette fin de siècle et notamment pour ce que nous voulons développer ici : l'idée d'une tentation de l'extrême, dont le rap est l'un des prismes les plus saisissants. Nous voudrions tout d'abord dissiper un doute, il ne s'agit en aucun cas de tomber dans le moralisme ou pire la moraline dénoncée par Nietzsche mais simplement de lire l'époque comme un refus de la voie moyenne et de voir à travers le paradigme rap, que nous nous conduisons de plus en plus en dignes héritiers de Janus. Chacune de nos deux facettes, contredit radicalement l'autre. Ce qui fait de cette époque un moment où le réactionnaire épouse le progressiste. La confusion qui en ressort, puisqu'il faut bien employer le terme, rend plus ardue encore la tâche des observateurs.

Le rap illustre ce concept tout d'abord politiquement. Avec lui, pas de travers, il faut choisir son camp, celui des opprimés de la banlieue, contre le Front national et les "bourges". Mais cet antagonisme de "classe" s'exprime parfois de manière réactionnaire ou populiste, contre l'ensemble de la classe politique des "tous pourris". Cette tentation de l'extrême se retrouve localement, car la territorialisation est exacerbée, à l'échelle de plus en plus réduite. Du département, par exemple : "93 NTM", on passe à la ville : "Épinay en force", "la planète MARSeille", à la Cité : "les Francs-Moisins". Au fil du temps, l'espace rétrécit pour aboutir à la peau de chagrin que constitue la cage d'escalier. Cette miniaturisation même si elle prouve l'enracinement nécessaire à la vie sociale, stipule surtout de l'achèvement de la "ghéttoïsation" en France.

Le rap, en bonne musique populaire, et c'est là sa force, puise sa source dans le débat qu'il génère. Plus que toutes les autres musiques jeunes, il sait faire fructifier les peurs des élus et les critiques des sociologues. Peut-être parce qu'il inverse à l'extrême les jugements esthétiques sur les musiques populaires, ce que l'on qualifie de débat entre les créateurs et leurs créatures n'a plus lieu d'être. Le rap n'est pas Rabbi Löw et les rappeurs ne sont pas des Golems. La fusion et l'interaction sont totales entre les deux. Le terme d'influence est dépassé, de même que les discours prophétiques : les rappeurs reflètent juste le présent, ce qu'ils voient. En "haut-parleurs", ils déclarent tout haut parce qu'ils en ont la possibilité, ce que leur public pense tout bas. Certains déclarent même, comme les NTM, que leurs textes ne reflètent plus la réalité sociale. Ceux qui s'éloignent trop de celle-ci, comme le groupe Réciprok, se font "secouer" lorsqu'ils reviennent dans leur cité.

Le rap inquiète surtout parce qu'il se fonde non plus sur les mots, comme le rock mais sur la parole. Roland Barthes a montré avec force ce que la parole contenait comme explosif. Dans sa leçon inaugurale au Collège de France, il a déclaré : "Mais la langue, comme performance de tout langage, n'est ni réactionnaire, ni progressiste; elle est tout simplement fasciste; car le fascisme, ce n'est pas d'empêcher de dire, c'est d'obliger à dire " . Le rap pousse l'autre à parler à son tour et n'échappe pas à la surenchère verbale. La joute peut tourner au drame. Il nous reporte à l'Essai sur le don de Mauss. La parole est un don, une marchandise que l'on s'échange à tour de rôle mais qui en fait engage une lutte symbolique. On ne peut d'ailleurs que souscrire sur le caractère extrême, "offensif", voire "guerrier" de la langue rap. Les femmes sont des "canons", des "bombes", les hommes des "cibles" utilisant des "guns" .

La prise de parole de ces jeunes que certains préféreraient voir se taire, dérange ceux qui détenaient auparavant le monopole du discours. Le mouvement de bras des rappeurs qui ont le micro en main, pareil à ceux des "marchands de tapis", renforce cette impression de troc verbal. N'oublions pas sur ce point, c'est d'ailleurs un problème pour les générations les plus anciennes, l'importance de la marchandise, de l'argent, de la marque dans le rap. Un membre de la Mission des potes dénonçait dans un article du Monde en mars 97 : " la culture hip-hop américaine a profondément pénétré l'imaginaire des jeunes beurs : l'argent-roi, le gros-caïd qui ramène de la tune. C'est l'argent qui vous donne votre valeur, qui prouve que vous avez tout compris du système".

L'extrême se retrouve encore une fois dans l'aspect caméléon du rap. Faire de l'argent, être commercial, montre que l'on est sorti du "trou", que l'on a compris le système et que l'on sait comment terrasser la Bête. Un jeune déclarait même, que sa cité était le lieu extrême du capitalisme et du libéralisme sauvage : "tout s'achète, tout se vend. Je suis pas communiste moi, sauf pour les allocs". L'aide sociale n'est ni blâmée, ni condamnée, c'est simplement de l'argent en plus. Chacun pour soi. Ceux qui ont réussi, à qui l'on faisait le reproche de ne pas investir dans la cité, détournaient le débat en montrant leur front vierge de l'inscription "Mère Teresa" . Il est vrai qu'ils n'ont pas à se substituer à l'Aide publique. On n'a jamais fait ce reproche aux rockers originaires des quartiers défavorisés. La réussite des pauvres gêne encore. L’aspect caméléon du rap passe aussi par cet aspect " Lumpencapitalistes ", par la connaissance et l’application d’une seule idéologie : l’accumulation primitive du capital by any means necessary. Plus qu’une taylorisation de l’intelligence et sa soumission sans résistance à la logique du capital, quand le rapper Passi déclare, invité à l’émission Capital : " je suis un capitaliste ; je donne aux jeunes ce qu’ils veulent ", il s’agit surtout de montrer sa conformité à la réalité sociale d’aujourd’hui. les cités dont ils sont originaires symbolisent le capitalisme, sa métaphore réalisée, son enfer et son paradis, il est donc normal que les jeunes en soient imprégnés, ne seraient ce que par leur désir de consommation qui n’est que le rêve ultime. Un rêve devenu idéologie et qui se propage comme le napalm ou l’agent-orange, non exempt d’un certain nihilisme, ici social. La lutte des classes est devenue un simple struggle for life qui emporte tout sur son passage.

Pour autant, cette empreinte néo-libérale ne fait pas l'unanimité interne. Mais le discours civique, prônant l'instruction, du type, "Va au musée ou lit un bouquin", émis par les rappeurs soucieux d'une dépolitisation extrême et conscients des risques de dérapages antisociaux d'une telle attitude, passe un peu inaperçu et au dessus de la tête des plus jeunes, pour qui cela constitue un débat d'arrière garde. Encore une fois, le rap hésite entre l'extrême gauche et la toute puissance de l'argent qui fait le lit de ceux qu'ils dénoncent pourtant, le FN.

Enfin, le rap s'achemine vers une radicalisation esthétique. À quand, comme pour le rock, des bacs "rap indépendant"? L'expérimentation minimaliste du New-York Style croise sans plus beaucoup se rencontrer, chez d'autres, l'enflure baroque du L.A. Style. La musique, le "sample" prennent le pas sur le contenu . Seuls, les tenants d'un rap indépendant, défendent l'idée d'un rap sans concessions esthétiques ou commerciales. L'opposition, entre indépendants, d’un côté, l'Underground et les Majors de l’autre est engagée, même si la cohabition est possible et souhaitable.

De plus en plus nombreux, certains délestent les rangs des bandits pour rejoindre les bancs plus fructueux des "jolis-coeurs" et se montrent plus soucieux de "prendre l'oseille et de se tirer" que des préoccupations sociales. D'un autre côté le gangster-rap fait de nouvelles émules chaque jour et rajoute une couche dans l'extrémisation du rap. Même si ce n'est que de la pose, cela traduit essentiellement le rejet de la morale au profit de l'éthique et témoigne par le recours à une incivilité galopante de l'échec des pouvoirs publics à répondre à la "nouvelle question sociale".

Le rap par l'extrême s'empare des travers de notre époque et les distord. En fait social total où se mêle le politique, l'économique, le social et l'esthétique, il montre les excès du présent et le haussement de ton général, ainsi que l'urgence d'une compréhension du phénomène qui s'impose à nous tous.

A l’origine le hip hop trouvait sa forme minimaliste dans le peu de moyens financiers dont disposait les premiers rappeurs. Aussi, ils devaient faire avec les moyens du bord. Faute d’argent pour payer des musiciens de studio ou se payer une batterie, ils remplaçaient les fûts par la voix qui se chargeait d’imiter le son des caisses frappées. Un "échantilloneur " se substituait aux sons des instruments et teintait leur musique de sons préexistants pris sur les sons des disques de leurs collections. Il faut dire que pour un quatuor rock, l’investissement en matériel de base coûte à peu près 5000 frs pars personne, hors coût de la location de la salle de répétition. Ne disposant pas de ce capital de départ, les rappeurs se contentaient d’une boîte à rythme bon marché et de micros. Le souci économique du rap s’il a disparu pour un temps, les disques devenant des superproductions, revient en force chez des groupes français tels que 113 ou le Saïan Supa Crew qui tentent de retrouver l’esprit pionnier des rappeurs de New York de la fin des années 70.

Lutte économique, une certaine forme d’art populaire l’entretient par le souci de produire du travail de qualité avec un minimum de moyens et une somme minime investie au départ. A l’opposé des groupes disposant de gros contrats et de moyens importants pour réaliser leurs disques, certains artistes préfèrent l’autonomie artistique et financière et créent leurs propres labels. Les NTM s’ils disposent d’un gros contrat pour leur disque investissent des sommes dans la production d’autres artistes qu’ils ont eux-mêmes produits et dont ils assurent la promotion. L’art populaire musical privilégie la création par réseau et décide d’appliquer un lien social connexe. L’art populaire réconcilie esthétique et social par la prise en compte originelle le plus souvent donnée par l’appartenance à une classe défavorisée, de la valeur de l’argent et du sens à lui donner.

La réussite d’un groupe permet de redynamiser le quartier et de s’investir dans la vie locale. Zebda en France à Toulouse et Asian Dub Foundation en Grande-Bretagne montrent l’exemple. Près du London Bridge, ADF occupe deux petites pièces de l’immeuble loué par Community Music, une organisation militante proposant des enseignements musicaux aux jeunes des quartiers de l’East End. Pas limité à la transmission musicale, même si elle importante car elle "permet de maîtriser le passé et donc le présent " et pourquoi pas l’avenir ? ADF a lancé moults campagnes militantes et divers projets éducatifs tels que le l’ADFED. Contre l’ethnocentrisme, ADF joue la carte de l’expérience sociale et instruit les jeunes du point de vue logistique sur le fonctionnement de l’industrie du disque. Internet est utilisé comme moyen de diffusion de la musique. Rien n’est plus réjouissant que de voir cet outil de colonisation néo-libérale destiné à ceux pour qui la mondialisation n’est qu’un terrain de jeu économique un peu plus grand que d’habitude, devenir le jouet d’une revitalisation culturelle et politique, en un mot du COSMOPOLITISME. Croire au pouvoir politique de la musique c’est avant tout abattre les murs physiques et mentaux qui cantonnent les hommes et veulent les opposer dans leur chair et dans leur âme. La culture comme objet partagé naturellement par tous les êtres humains devient un lieu de rencontre et de confrontation d’idées et non plus physique.

Ethique, philosophique, économique et donc social, ce nouvel art populaire ne peut être que politique mais pas au sens restreint du terme. Politique, comme participation active à la cité, à la vie des citoyens. Juste retour des choses quand on pense à la place prise par la musique au quotidien. Même les anciens s’y mettent. Le groupe écossais Primal Scream soutient la cause de Satpal Ram, un jeune indien condamné à perpétuité pour un crime contre un néonazi qui s’apprêtait à casser de "l’indien " dans un restaurant de Birmingham. Noir Désir a soutenu le GISTI par un concert et un disque. Le groupe s’est impliqué car la cause n’est pas consensuelle, la liberté de circuler n’est pas une idée fédératrice. Les groupes essayent de participer "à des actions qui soient dans le prolongement de ce qu’ils font de ce qu’ils ressentent ". Il n’est pas question de soutenir un parti ou une cause qui risquerait d’atteindre la crédibilité du groupe. Sur ce point, ADF est d’accord et refuse de s’associer à toutes les batailles. Les groupes font des choix.

Pour un groupe comme Rage against the machine, il n’est pas question de se substituer au travail fait par d’autres et puisqu’ils en ont l’occasion sur leurs disques, ils indiquent les sites Internet et les adresses des associations et des organisations non gouvernementales qui luttent pour améliorer l’existence de la population. Puisque Alternatif ne veut plus rien dire, Tom Morello, le guitariste du groupe définit sa musique comme Punk : " la combinaison efficace de l’affirmation individuelle et de l’implication dans une cause ". Quand il le peut, le groupe s’investit physiquement dans l’action comme contre la marque Guess Jeans qui vend des vêtements fabriqués par une main d’œuvre exploitée. Ils ont participé à des actions de désobéissance civique en bloquant l’accès des magasins pour faire plier la compagnie sur certains points.

Mais la lutte est surtout musicale pour les musiciens et dans ce qu’il a de meilleur, l’art populaire rivalise d’intelligence et d’ingéniosité. Il n’a plus rien à envier sur le plan esthétique à l’art majeur. Ce serait trop long mais une étude musicologique avancée prouverait la complexification des harmonies, des rythmes à l’ouvre dans une certaine forme populaire. Les Beatles et les artistes pop des 60’s avaient donné un coup de neuf à la vieille structure musicale du type AABACBA. Aujourd’hui, il s’agit d’avantage d’un travail sur la texture physique du son et sur l’emploi de la répétition, de la mise en boucle jusqu’à la transe, jusqu’à l’extase de la musique. Un bain de jouvence qui doit beaucoup à la musique concrète et répétitive et aux expériences stupéfiantes de certains poètes comme Burroughs ou Michaux.

En concassant les sons, ils tentent de distordre le réel. ADF mélange et malaxe, le reggae, le dub et le rock. Rage veut retrouver dans les sons synthétiques le caractère organique de l’homme même. Ainsi, il s’agit plus que jamais de préserver son identité et non plus de s’identifier à une culture, à un mouvement ou à un groupe. C’est pour cela que les musiciens respectent l’hétérogénéité sociale et culturelle et qu’ils prennent appui sur elle. Sans diversité, sans dynamique de dialogue, l’art populaire serait condamné à la segmentation généralisée qui va même aux USA jusqu’à étiqueter certains artistes comme "Adult Oriented Music" (musique pour adulte).

Il faut se retrouver (passé), s’affirmer (présent), et alors se réinventer (futur à écrire). Les artistes populaires réunissent la triade temporelle en un tout organisé cosmogoniquement, soit comme le montre Edgar Morin dans La Méthode, fait successivement et en même temps d’ordres et de désordres. L’accomplissement de cette fameuse expression populaire qu’ils reprennent en cœur : "le bordel organisé". Une diversité sans cesse renouvelée.

Avec ADF, la mondialisation se pense comme un territoire de libre circulation, sans passeports. Pour ces groupes, "agiter, éduquer, organiser " est plus qu’une devise, c’est une nécessité face à l’ennemi.

La supériorité de l’art populaire aujourd’hui n’est donc pas seulement une question esthétique, c’est principalement la réalisation systémique d’une forme d’art où l’on n’opposerait plus les sphères mais un lieu où se penserait un rapport au monde personnel différent. L’autre forme de sa supériorité actuelle est la capacité de répondre en acte aux problèmes économiques et politiques. L’art populaire reflète le monde tel qu’il est et à travers ses ambiguïtés et paradoxes, les musiciens s’évertuent à résister à l’ogre globalisant. L’art populaire change la donne que ce soit sur le rapport à la segmentation de la culture et à l’universalité interculturelle. En préférant, la culturalité à la culture, il bouleverse le statut d’auteur et l’identité. L’art populaire, reprend à son compte les idées post-modernes mais en refuse les dogmes et continue de prêcher pour la résorption des inégalités. Les musiciens se savent dans un monde post-moderne qui n’a pas résolu la question indépassable du développement et de la redistribution des richesses. L’art populaire à biens saisi la place à prendre et comment se faufiler dans les interstices laissés vacants par une industrie culturelle prête à toutes les récupérations possibles. Les musiciens parce qu’ils ont renoncé à l’idée aujourd’hui dépassée de mouvement alternatif se contentent de brèches et d’ouvertures pour s’émanciper du joug ultra-libéral.

En un mot, il est, plus que l’art majeur, détourné de la réalité sociale et économique, plus à même de servir les investigations des chercheurs mais surtout, il est sur le point de proposer de manière idéal-typique, une forme de résistance et de changement social dont beaucoup pourraient s’inspirer alors qu’ils se croient révolutionnaires dans leur tour d’ivoire du 6ème arrondissement. L’art populaire offre une leçon de vie et un mode d’emploi à l’usage de ceux qui ne veulent se contenter des propositions politiques traditionnelles.

L’art populaire à biens saisi la place à prendre et comment se faufiler dans les interstices laissés vacants par une industrie culturelle prête à toutes les récupérations possibles. Les musiciens parce qu’ils ont renoncé à l’idée aujourd’hui dépassée de mouvement alternatif se contentent de brèches et d’ouvertures pour s’émanciper du joug ultra-libéral.


Bertrand RICARD

Docteur en sociologie