le gredin


De l'évasion à la perdition

 

Juremir Machado da Silva


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L'évasion est un rêve. Toujours projectif. La perdition est une
pratique. Toujours imaginale et radicale. L'évasion est un regard sur le non-être, sur le vouloir être, toujours un réflexe. La perdition, par contre, est un aboutissement, une conséquence, une descontruction, le résultat d'une impossibilité d'évasion, toujours une métastase. L'évasion, enfin, est une utopie qui découle de l'imaginaire du Paradis, au moins transitoire. La perdition, impitoyable, est source d'inspiration contre l'immobilité de l'évasion, devenue un produit commercial, aseptisée, offerte dans des agences de voyage avec assurrance-vie et rapatriement garanti. Voilà. Quand l'évasion devient une marchandise "Nouvelles Frontières", dont le meilleur niveau est atteint dans "Faut pas rêver", la perdition s'impose comme le dernier chemin de la Rédemption sur Terre.


Evasion et perdition sont enracinées dans un imaginaire commun : l'imagination qui déborde les frontières du possible, de l'acceptable, du quotidien, de l'ordinaire. Plus la modernité technologique rétrécit le monde et plus l'évasion se transforme en simulation : la traversée d'un Océan en solitaire, l'escalade de l'Everest, etc. L'utilitaire de la conquête d'un Nouveau Monde inconnu est remplacé par des expériences de vie sur mesure et à l'aide d'un système de protection planétaire. Juste pour affirmer le refus, planifié, de l'homme à l'enfermement définitif.


Evidemment, les dérapages mortels ont lieu et le hasard rétablit, par le risque fatal, l'aventure dans l'évasion. Mais là on est déjà dans la perdition.


L'imaginaire, cet ensemble de croyances, de sentiments, de rêves, de stratégies et de désirs représentatifs d'une culture, constitue la matière de la vie de tous les jours, avec laquelle on fabrique l'espace du plaisir dans l'univers de la production. Ainsi, l'évasion est une promesse d'avenir, jamais totalement réalisable, tandis que la perdition se présente comme la seule négation possible du futur, au nom du vécu, d'un présent qui se contente de la jouissance immédiate sans se laisser leurrer par les sirènes d'une évasion trop belle pour être vraie. Voilà pourquoi la perdition, basée sur l'inutile et sur le non retour aux valeurs du profit, libère les hommes du confort ennuyeux de l'évasion programmée. Pour gagner en émotion, il faut toujours perdre en prévisibilité. Ceux qui partent pour une semaine d'évasion regardent toujours la météo.


La perdition cultive le présent. Michel Maffesoli, dans Au Creux des apparences - pour une éthique de l'esthétique, a bien cerné ce phénomène : "Présenteisme aux multiples visages qui ne conteste pas les grandes représentations projectives, qu'elles soient religieuses, politiques ou économiques, mais qui se situe délibérément en marge de celles-ci, se contentant de profiter du temps qui passe". Ce qui est frappant dans la perdition présenteiste est exactement sa condition marginale, consciente, voulue, voire indifférente. La perdition implique la
cessation de l'envie illusoire d'atteindre l'arrêt définitif des conflits sociaux. Dans ce sens, elle est contemplative et hédoniste, sans être pour autant réactionnaire, légitime fille de son temps, dont l'imaginaire, entre lucide et désenchanté, permet un renouvellement des sens.
En opposition, l'évasion, fruit typique de la modernité, a atteint son apogée au siècle dernier. Contradictoire, elle rêvait de stabilité, c'est-à-dire du dépassement du son contraire dans une sorte de sortie de soi perpétuelle, harmonique, parfaite. Aujourd'hui, l'évasion c'est une escapade, une soupape de sécurité qui facilite le bon fonctionnement du système, tout en augmentant les profits du secteur touristique. Il s'agit du glissement de l'imaginaire du risque vers le risque imaginaire d'une aventure. Ni paradis ni enfer. Pas plus qu'un frisson. Ni le danger ni la paix des cimetières socialistes. Juste une sensation étrange avant le retour à la maison. Rien, en tout cas, qui puisse éliminer le plaisir de s'envoler dans les ailes d'Air Liberté : un charter aller - retour avec escale dans le presque imprévu, pourvu que la climatisation marche à fond. À fond la forme. Question de pub.


L'évasion est à la portée de tous. C'est une affaire d'argent. La perdition reste un exploit gardé pour les exclus ou pour ceux qui veulent rompre avec tout. L'une correspond à un imaginaire publicitaire soigné par des spécialistes du marketing ; l'autre implique une rupture imaginale avec le mythe de la certitude. L'une tue l'imagination. L'autre se tue pour imaginer l'impossible. Edgar Morin, dans " La Pensée Socialiste en Ruine ", article paru au Monde en 1993, rappelle que pour Karl Marx "la science apportait la certitude" et, le monde étant déterministe, "ni l'imaginaire ni le mythe ne faisaient partie de la réalité humaine profonde". Marx, comme tout le monde le sait, ne jurait que par l'utopie productiviste. Elle s'est réalisée, de toute façon, contre lui. Pour les autres, les égarés, il ne reste que la route du scepticisme, autrement dit de la liberté imaginaire, socle de tous les imaginaires, source de toutes les imaginations, bassin qui reçoit les eaux de la poésie.


Selon Gilbert Durand, le mythe de Pandore parle de la chute morale. Une chute, dans ce cas, dans le fond du présent, en dépit du culte du progrès. L'évasion est une fuite en avant, un mariage contre nature entre le désir d'autonomie et le retour au bercail, une fonction régénératrice, enfin. La perdition, une chute libératrice des castrations d'une morale imposée de l'extérieur. Eloge de Pandore, la perdition remet à l'imaginaire libertaire de l'allemand Max Stirner en tant que seule possibilité, désespérée ou appliquée au quotidien dans le forme étudiée par Maffesoli de "double jeu", de désintérêt face à la société.
Céline, perdu pour des raisons connues de tous, même si elles sont passibles de réprobation et d'opprobre, n'a pas hésité à faire l'éloge des lâches. L'imaginaire de la perdition se nourrit de l'indicible, de l'impensable, de l'imaginable, toujours à la limite du supportable, parfois plongé dans l'insupportable, prêt à guetter le merveilleux au-delà des frontières du permis, donc de l'évasion. Dans certains domaines, comme celui de la littérature, s'il n'y a pas de perdition, il n'y a que de l'accommodement, soit la distraction, soit l'idéologie de la vie sans douleur. Peut-être qu'il y a trop de romantisme dans la notion de perdition. Certainement il y a trop de réalisme dans l'évasion.
Qu'est-ce qu'un imaginaire ? Une machine à produire des ruptures, une technologie de la navigation dangereuse, un vent puissant venu des profondeurs noires de l'inconscient collectif pour ravager les résistances individuelles. Les gestionnaires de la vie sociale ont donc l'obligation d'arrêter une telle tempête ou au moins de la domestiquer. C'est là qu'il faut mettre en marche les technologies de la croyance, relais inépuisables de l'utopie totale. Pour cela il faut parfois casser les prix. L'évasion est le degré zéro de la perdition ou la perdition à la stade du profitable, payé en espèce, par chèque ou par carte de crédit. Tant pis, pourvu que chacun y trouve pour son compte.


La grande illusion des prisonniers de longue durée c'est l'évasion. Sans elle, sans son imaginaire, peut-être qu'ils ne supporteraient pas l'épreuve. Mais ils ne passent aux actes, avec une chance de succès, que quand ils n'ont plus rien à perdre, quand ils ont déjà tout perdu, quand ils sont déjà en pleine perdition. Les autres, ceux qui croient encore à la réinsertion, attendent une remise de peine ou une grâce quelconque, voire présidentielle. Pour cela, cependant, il faut payer par la discipline, ce qui veut dire devenir son propre surveillant ou, en somme, ne jamais forcer les barreaux. Pour les uns la soumission, la redevance et la carotte ; pour les autres le grand gouffre. À chacun sa drogue.


On parle d'évadés du bagne comme on parle d'évadés du quotidien. Si ce rapprochement semble hasardeux, il faut souligner que dans l'imaginaire contemporain il est très commun de voir dans le quotidien une prison, dont la seule libération possible viendrait d'une évasion. Dans des cultures comme la brésilienne les choses se passent autrement. On s'approprie du quotidien comme d'un espace de dépense folle et nécessaire. On ne badine pas avec le présent. Tout en faisant semblant de croire à un avenir radieux, on se perd dans la chaleur et dans l'effervescence de l'immédiat. Evidemment, il s'agit plus d'une façon de concevoir le Brésil que d'une pratique permanente ou d'une réalité écrasante.


Il est vrai que l'Amérique a été découverte sous le signe du
Paradis. Mircea Eliade, dans Images et Symboles, l'a bien signalé : "Le Paradis Terrestre, auquel croyait encore Christophe Colomb (n'avait-il pas pensé l'avoir découvert !) était devenu, au XIXème siècle, une île océanienne, mais sa fonction dans l'économie de la psyché humaine restait la même : là-bas, dans l'île, dans le 'Paradis', l'existence se déroulait en dehors du Temps et de l'Histoire ; l'homme était heureux, libre, non conditionné ; il n'avait pas à travailler pour vivre ; les femmes étaient belles, éternellement jeunes, aucune "loi" ne pesait sur leurs amours". On ne s'évade pas de l'Eden.


Les Portugais ont débuté la colonisation du Brésil avec ce qu'on considérait la racaille de l'Europe : ont a ouvert les prisons et envoyé au Nouveau Monde tous ceux qui rêvaient d'évasion. Ils ne savaient pas encore "qu'il n'y a pas de péché en dessous de l'Equateur". À recherche de l'évasion, ils ont trouvé la perdition. Donc, une nouvelle vie libérée de la tradition de la purification dans l'au-delà. On pourrait réfléchir sur le couple évasion - perdition dans d'autres cultures, mais la brésilienne
offre un paradigme de ce glissement imaginaire au point que les
déterministes d'antan ont prévu qu'il n'y aurait jamais de civilisation tropicale. On ne construit pas le Paradis avec les égarés de ce monde.
Apologie des "hommes sans qualités", la perdition représente dans tous les temps le combat de la puissance contre le pouvoir, l'explosion du mystère face à la misère de la transparence, la valorisation de l'orgie par rapport à l'ordre et à la discipline. Fatale, la perdition n'est pas de tout paisible ; bien au contraire, elle incarne le mal ; les perdus sont des anges déchus qui, pourtant, luttent contre les forces de l'ennui et de la
dévotion moutonnière. Peut-être bien que la perdition ne peut aboutir qu'à la barbarie. Peut-être bien que la civilisation est une sorte de barbarie déguisée en royaume du bien. On ne se perd pas dans l'admirable monde nouveau.


Dégénérative, la perdition rime avec errance ; Dans l'errance, n'oublions pas, il doit avoir erreur. C'est certain. Récupératrice, l'évasion s'adapte au partage du temps de travail : 35 heures avant le néant ; dans la récupération, le danger vient des séquelles : on ne sort pas indemne du énième lifting de la vie. Social-démocratie du rêve, l'évasion est vécue toujours en différé, tandis que la perdition exige le live, on line, en direct pour mieux sauvegarder l'absurde de l'existence. L'une gère les passions ; l'autre s'emploie à les déchaîner. Une sert à éviter le coup de foudre ; l'autre à le provoquer. Bien sûr, on pourra penser que l'éloge de la perdition est un dernier avatar du culte aux "damnés de la Terre". Pourquoi pas? Dans l'univers de l'imaginaire on ne se pose pas la question de la faisabilité ; on se laisse aller.


Il ne faut pas croire à l'évangile de la perdition. Il ne s'agit pas d'une nouvelle secte sous les auspices du New Age. Il suffit de la regarder en tant que moteur imaginal de tout ce qui est hors la loi canonique. Pourquoi ? Parce que le principe même de l'imaginaire réside dans poussée vers l'autre, vers le non-dit, le non fait, le non canonisé, l'interdit. On n'aurait pas besoin d'imaginaire pour être toujours les mêmes. On n'aurait pas besoin de Rimbaud si le je n'était pas un autre. Pour se sauver de la reproduction il faut se perdre au coeur des ténèbres.


Imaginaire et perdition ne font qu'un. L'évasion reste un produit dérivé.



Professeur à l'Université Catholique de Porto Alegre et chercheur au CNPq (Brésil)