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La fin du mal de mer

Juremir Machado Da Silva


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La culture, comme chacun le sait, se fait aussi avec les dents. Il faut manger la table pour bien connaître le goût, imprégné, de la nourriture. Le rêve comporte aussi son contraire : la réalité ou le cauchemar. À l'ère d'Internet, on croit, sans penser au poète portugais Fernando Pessoa, que naviguer n'est pas précis. On pourrait s'égarer dans l'énormité du Web. On se trompe. C'était déjà précis, paradoxalement, à l'époque des grandes découvertes maritimes. Navigation calculée, garantie par des instruments, aidée par les nouvelles sciences. Précise et nécessaire. En tout cas, personne n'était à l'abri d'un naufrage. Vivre, par contre, a écrit Pessoa, n'est pas précis. Jamais. Et naviguer c'était s'embarquer pour la vie.
Donc, la vie avalait la précision de la navigation et mettait le poète en contradiction. Tout en son honneur. Il avait touché la complexité des errances humaines et scientifiques. Et les marins mourraient en mer. Mais est-ce qu'on navigue vraiment dans l'océan des nouvelles technologies de la communication ? On nous raconte que oui. Ce serait même évident. On pourrait le voir à tout moment. La transparence est pourtant une simple illusion des ténèbres. Plus celles-ci sont denses et plus on voit des fausses lumières à l'horizon. On se guide par des phares qui n'existent pas.
 
Ainsi, le monde reste une aventure de l'imaginaire ou, en somme, une machine à faire des mythes, lesquels peuvent devenir des mites et ronger la structure sociale de haut en bas. Coriace, l'humanité remplace un rêve par un autre, sans jamais les distinguer clairement des cauchemars. Les technologies en sont l'exemple : entre piège et libération, elles dérivent dans les esprits assoiffés d'évasion. Partir, partir, partir... S'envoler vers un ailleurs, un au-delà, un petit paradis. Mais, de préférence, sans trop se mouiller et sans jamais songer à la menace de la perdition.
L'évasion est un rêve. Toujours projective. La perdition, une pratique. Toujours imaginale et radicale. L'évasion est un regard sur le non-être, sur le vouloir être, toujours un réflexe. La perdition, en revanche, est un aboutissement, une conséquence, une descontruction, le résultat d'une impossibilité d'évasion, toujours une métastase. L'évasion, enfin, est une utopie qui découle de l'imaginaire du Paradis, au moins transitoire. La perdition, impitoyable, est source d'inspiration contre l'immobilité de l'évasion, devenue un produit commercial, aseptisée, offerte dans des agences de voyage avec assurrance-vie et rapatriement garanti. Voilà. Quand l'évasion devient une marchandise "Nouvelles Frontières", dont le meilleur niveau est atteint dans "Faut pas rêver", la perdition s'impose comme le dernier chemin de la Rédemption.
 
À chaque nouvelle découverte dans l'univers des technologies de la communication on semble se poser les mêmes questions : est-ce qu'on est en train d'acquérir des nouvelles technologies de l'imaginaire ou de plonger dans l'imaginaire de la technologie ? Encore: est-ce que le virtuel est en train de devenir réel ou c'est le réel qui est en train de disparaître ? Là, on doit s'arrêter pour réfléchir : à qui intéresse l'existence d'un réel (pourvu que ça puisse vraiment exister) palpable et, si on peut parler comme ça, reconnaissable à coup sûr ? Dit d'une autre façon : qui a peur du virtuel ? Quels sont les mythes qui rongent le réel ?
Les technologies de l'imaginaire, catégorie où on peut mettre le cinéma, la télévision, Internet, etc., ont de plus en plus tendance à conforter un certain imaginaire de la technologie c'est-à-dire, une idée d'un monde dominé par la technologie au point de créer des êtres dépendants d'un outil technologique quelconque. Le spectre de la technologie maladive hante le cinéma depuis toujours. La science-fiction n'est presque jamais optimiste. Il fait partie du genre d'imaginer un avenir ravagé par le froid technologique. Il n'en est pas nécessaire de rentrer dans la liste de films destinés à prévoir la chute technologique de l'humanité. La technologie est hantée par des mythes ravageurs. À chacun son mythicide.
 
De façon générale, le pessimisme de certains films retrouve la pensée technologiquement correcte des intellectuels qui dénoncent l'isolement des êtres livrés au vertige stimulé par des nouvelles machines vouées à contrôler doucement l'esprit des gens. Pour certains, les technologies de l'imaginaire seraient une façon d'éliminer la sphère publique en faveur d'un imaginaire technologique constitué non de citoyens mais d'utilisateurs. Il est intéressant de regarder l'abîme qui sépare les analyses, toutes dites scientifiques, à propos d'un même sujet d'actualité.
 
Pour les passionnés des nouvelles technologies de l'imaginaire, l'humanité est en train d'augmenter sa sphère publique grâce au virtuel. Pour les critiques de l'imaginaire technologique on vient de plonger dans le degré zéro d'interactivité par une fausse conception d'interaction. Pour les premiers, l'ère de la communication totale est arrivée. Pour les autres, le silence est plus grand quand tous peuvent, en théorie, parler au même temps et avec tout le monde. Donc, pour les premiers, représentés par Pierre Lévy en France, et Nicholas Negroponte aux Etats-Unis, les technologies de l'imaginaire annoncent enfin l'aboutissement du meilleur des mondes. Pour les autres, parmi lesquels Paul Virilio et les héritiers de l'école de Francfort, l'imaginaire de la technologie tue, encore une fois, l'homme au nom de l'artificiel.
Entre Candide et Pangloss, il faudrait choisir. Les utilisateurs, cependant, restent indifférents aux combats des intellectuels, ce qui pour les dénonciateurs du pire est encore une preuve de la victoire de l'imaginaire technologique sur la réflexion à propos de la technologie. La simple inversion d'une expression - technologies de l'imaginaire et imaginaire de la technologie - inverse les perceptions d'un même monde. Où est donc le réel repérable à coup sûr ? Si on s'accroche à cette notion, on retombe dans l'illusion de vérité qui a fait la gloire des sciences positivistes.
 
Il n'est pas faux de dire que l'illusion de vérité a été le produit des conditions technologiques d'une époque donnée. Là, on est dans le paradoxe : le progrès technique apporte aussi de nouvelles incertitudes et, dans les humanités, peut-être une seule grande vérité : celle de l'absence de vérité définitive. C'est dire que les technologies d'aujourd'hui libèrent les hommes des technologies d'hier. On est passé de l'imaginaire technologique de la certitude à celui de l'incertitude, ce qui veut dire que l'imaginaire est plus affranchi de l'emprise technologique.
 
Si on reste quelque peu logique, on verra que la montée de
l'incertitude contredit les lourdes certitudes de l'optimisme des
représentants des technologies de l'imaginaire. Ceux-ci mettent à la place des utopies politiques et comportementales collectives échouées des utopies technologiques à la carte. De même,l'incertitude ruine la foi des enfants du pire en la négativité de la technologie. Ceux-ci tombent dans la nostalgie des vieilles utopies et n'acceptent pas l'idée de repenser leurs projets d'avenir. Là, l'utopie, immuable, devient réactionnaire. Dans un cas, celui des technologies de l'imaginaire, on parie sur une fuite en avant. Dans l'autre cas, celui de l'imaginaire de la technologie, on étale la fuite en arrière.
 
Les esprits pragmatiques se demanderont : et alors ? Technologies de l'imaginaire ou imaginaire de la technologie : où on est ? Comment choisir ? Tout d'abord on n'est pas dans un jeu "interactif" où le choix binaire s'imposerait. Pour mieux approcher le problème il faut justement essayer de sortir de ce piège. Les critiques des méfaits de la technologie ne cessent de citer Heidegger pour dire que la technique ne produit pas des outils, mais des mondes transformés par ses découvertes. D'où en découlerait un certain fatalisme : la technologie serait toujours un outil de l'artificiel contre le naturelle. Or, la culture, dans le sens anthropologique du mot, n'est plus que ça. Elle résulte de l'intervention de l'homme sur le naturelle à l'aide de mécanismes qu'il s'invente pour, dans le pire de cas, celui de la conception moderne, maîtriser la nature ou, ce qui est plus intéressant à envisager, négocier avec elle.
Donc, il n'y a pas de culture sans artifice. Il faut s'emparer des technologies de l'imaginaire pour façonner un autre imaginaire technologique. Si la technique change l'homme, celui-ci reste en mesure de l'inventer et de la détourner à son intérêt, ce qui est bien le cas d'Internet qui, comme chacun le sait, naît militaire est devenue, pour beaucoup, libertaire. Dans une portée plus ample, il faudrait peut-être moins charger la technologie en soi, ce qui revient à une conception métaphysique de la chose, et revenir à la discussion de l'utilisation des technologies selon des rapports de pouvoir, de conditions économiques et, pour tout résumer, selon l'imaginaire d'une société ou d'une époque.
Dans d'autres mots, dans la lignée de Lucien Sfez, de Régis Debray et d'Edgar Morin, tout en ayant conscience des différences entre ces penseurs, on pourrait dire, sans renier une vision ironique de Jean Baudrillard ou le relativisme de Michel Maffesoli, que l'imaginaire technologique est le fruit d'un imaginaire social, qu'il conditionne en ricochet, étant nourri aussi par les technologies de l'imaginaire disponibles à un moment donné. Dans ce cas, une conception dure du réel intéresse à ceux qui croient posséder un projet achevé pour les sociétés, soit le communisme, soit le néolibéralisme, soit une religion quelconque. Le réel n'est rien de plus qu'une branche imaginaire façonnée par les technologies du regard.
Imposer le virtuel, comme le nouveau messie, est le projet de ceux que, tout en croyant à la force libératrice des technologies de l'imaginaire, ne font que s'enraciner dans un imaginaire technologique, positif en l'occurrence. Sauver le réel équivaut à protéger une espèce en extinction au nom des rêves péris. À travers le réel et le virtuel s'affrontent, une fois encore, les Anciens et les Modernes. Mais, dans ce cas, les modernes font figure d'anciens. Avec les armes de cette fin de siècle, se battent encore les nostalgiques des utopies rassurantes, très en vogue au début de ce même siècle.
Si pour Lenine l'avenir était dans l'électricité, pour les nouveaux utopistes il est dans les bits. Partisans des technologies de l'imaginaire et des imaginaires de la technologie ne savent donc qu'aujourd'hui naviguer, ainsi que vivre, n'est plus nécessaire, tout en étant plus précis que jamais. Voilà qu'une même expression inversée donne deux mondes, mais ces univers restent unis pour une même obsession : la réalisation du meilleur des mondes. Les mythes qui rongent les imaginaires technologiques sont les mêmes qui croient au Paradis sur Terre. Dans les deux cas, il faut dénoncer le pire pour annoncer le meilleur, la Rédemption étiquetée selon l'époque : révolution, utopie, projet, démocratie virtuelle, etc.
À chaque mythe, bien sûr, correspond une technologie et une chute. On ne se sauve que dans la perdition. Il suffit de regarder la perdition en tant que moteur imaginal de tout ce qui est hors la loi canonique. Pourquoi ? Parce que le principe même de l'imaginaire réside dans poussée vers l'autre, vers le non-dit, le non fait, le non canonisé, l'interdit. On n'aurait pas besoin d'imaginaire pour être toujours les mêmes. On n'aurait pas besoin de Rimbaud si le je n'était pas un autre. Pour se sauver de la reproduction il faut se perdre au coeur des ténèbres. Imaginaire et perdition ne font qu'un. L'évasion reste un produit dérivé. Et la navigation?
Peut-être que, malgré la foi des internautes, sur Internet on ne fait que de la navigation de cabotage. À la place de la navigation quelque part hasardeuse, le voyage sûr, fléché aseptisé. Internet n'est pas une navigation de rêve mais un rêve de navigation. Voilà pourquoi les cybernautes ne touchent jamais l'apogée du cauchemar, le naufrage, même s'il y a des bugs, ni les nouveaux mondes d'antan. Ce sont les seuls marins qui restent toujours à leur port d'attache. Vivre devient très précis et on élimine le mal de mer.
 
 

Juremir Machado da Silva

professeur à l'Université Catholique de Porto

Alegre, chercheur au CEAQ e au CNPq - Centre national de recherches

brésilien. Il est auteur de "Brésil, pays du présent".

 
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